L’idée de cette nouvelle vint à Misia, un jour où elle relisait une phrase d’un article de Charlotte : il y avait une répétition de « faire » qui n’était pas de bel aspect. Charlotte remplace. Et Misia de dire qu’elle, elle ferait bien autrement. Charlotte hésite, puis suggère : que dirais-tu si je faisais de cette manière etc…
Et de fil en aiguille, en très peu de lignes, notre faire s’est incrusté, se la jouant en héros incontournable. Impossible de le détrôner. De le pousser hors de nos frontières. Il avait planté ses racines et seule une tornade aurait pu l’ébranler, le faire vaciller, mais en aucun cas l’abattre.
Alors, oui, on peut aller farfouiller dans la liste des synonymes. Mais bof ! Plein de mots sont alambiqués, biscornus, tordus que c’est catastrophique. D’autres ne conviennent pas du tout. Certains ont même des sens tellement lointains avec notre faire qu’avec un peu de malchance, on va faire des contresens.
Alors zou, Misia s’enferre, têtue comme l’âne Léon de sinistre mémoire. Elle persiste et signe et assume des tas de répétitions de faire, élabore une montagne de faire. Par là-dessus elle fait se balader le bonhomme Jörgen que vous avez déjà rencontré dans Une petite mise en page et dans La Petite Reine.
Très contente d’elle, elle vous a même concocté une minuscule ritournelle que vous voudrez bien apprendre par cœur pour la semaine prochaine. Elle n’a pas indiqué de musique et vous donne le choix entre les modes Shangdiao, Nanlü ou Yuediao. Ou d’autres si vous désirez… suivant l’ambiance que vous aurez envie de donner et la coloration que vous imposerez à VOTRE Faire.
Adèle aux grands pieds était une adepte du « faire ». Faire à tout crin, à tout poil, à toute berzingue. Il lui était obligé de se trouver des choses à faire. Il restait toujours des choses à faire…
Pour l’auteur qui a le privilège de vous présenter cette Adèle – au demeurant d’une fadeur consternante et dotée d’un visage ingrat encadré de tifs filasse – il va y avoir un souci. Et un bon gros, ventripotent même. Car comment faire autrement que faire des répétitions de faire. Aussi, très coquinement, et pour que vous, aimable lectorat -féminin et masculin touillés – vous répétiez vos leçons d’arithmétique, ce brave auteur les a mis en rouge. En rouge puissant et visible depuis les côtes anglaises. Il ne vous reste plus – aimable lectorat – féminin et masculin toujours touillés – qu’à compter. L’auteur est persuadé qu’ensuite vous allez vous exclamer en vers de mirliton et en un chœur délicieusement accordé en ut majeur :
Ce soir-là, ce fut un repas gâché pour Adèle. Décidément, elle était soucieuse : depuis qu’elle avait décidé de partir pour un long voyage, depuis qu’elle avait commencé à ranger et à mettre en ordre cette partie de sa vie, il lui arrivait quelque chose de très désagréable. Auparavant, quand elle pensait à quelque chose à faire, elle le notait sur un petit papier pour ne pas l’oublier, ou sur son agenda, ou sur un petit rouleau de papier accroché à la cuisine, ou bien, tout simplement, elle le logeait dans un coin de sa tête et tirait le tiroir de son cerveau quand elle le jugeait nécessaire et approprié.
Mais depuis quelques temps, les « choses à faire » comme elle appelait cette masse considérable de dossiers à traiter, de livres à donner, de lettres à écrire, etc… devenait obsessionnelle. Quand elle pensait à une tâche à accomplir, il fallait qu’elle l’exécutât immédiatement. L’intermédiaire du pense-bête, du « remis au lendemain », du « plus tard, on a le temps, il y a d’autres choses plus importantes à traiter d’abord » ne fonctionnait plus. Comme ce matin ! Elle s’était réveillée, quasi suante et rougeaude, et en sursaut par-dessus le marché. Il lui fallait absolument régler les problèmes des rideaux, des pétunias et des géraniums.
Pourriez-vous m’en dire un peu plus, je vous prie ?
Mais certainement ! Il y a donc que notre Adèle, à peu près du côté de l’automne, tiens à pareille époque quasi, avait décidé de s’en aller. Pour un long voyage. Pour un tour du monde. Histoire de voir, visiter, palper et ressentir des effluves différents. Ce fut une rude affaire ! Car notre Adèle était plutôt du genre conservateur et une masse impressionnante de bibelots, bouquins, vaisselle, napperons et autres babioles emplissaient pièces et couloirs. Adèle prit le problème à bras le corps et s’évertua à ranger, classer, donner, vendre tout ce fatras.
Mais en un jour blafard de décembre – petits flocons maigrichons sur fond de ciel souris- éclata une triste vérité : elle avait taché vilainement les rideaux du salon et, si elle ne voulait pas s’attirer les foudres de sa propriétaire quand elle rendrait les clés de l’appartement, il lui fallait absolument remédier à ce problème. D’où l’achat de tissu s’imposait ! Ensuite… euh… les coudre… pourquoi pas, mais ensuite leur attacher des anneaux, tresses, agrafes ou je ne sais quoi, ça devenait compliqué. Idée : elle pouvait filer le tissu à sa propriétaire et l’assurer qu’elle paierait les frais de « façonnage »… Quant aux pétunias/géraniums, ils étaient joliment plantés dans des jardinières vertes sur le balcon mais, depuis le temps, ils avaient cassé leur pipe. D’où là aussi l’obligation de les remplacer avant de partir.
Adèle avait d’abord paré au plus pressé et le rideaux/pétunias/géraniums avait été laissé sur le bord de la route qui devait la mener loin, loin des jardinières et des rideaux de salon. Mais aujourd’hui, la nécessité de supprimer ce problème latent et résiduel lui était apparu, net et précis, comme une affaire nécessitant une intervention immédiate sous peine de désastre. Pas question de valise. Rideaux/pétunias/géraniums avait complètement occulté toute autre pensée, tout autre agir. Une seule direction, un seul mouvement s’étaient emparés d’elle : Adèle devait régler le problème rideaux/géraniums/pétunias impérativement ; il lui était impossible d’avoir, à côté de cette pensée, d’autres intentions, d’autres sensations. Tout son être était envahi par cette obsession. Qu’il fallait traiter diligemment. Pour se libérer. Pour permettre à son esprit de pouvoir, à nouveau, agir, se mouvoir…
Adèle l’avait déjà ressenti, peut-être avec moins de force, mais tout aussi incisif et réducteur, le jour où elle dût se rhabiller, en fin de journée glaciale, pour aller porter une lettre, certes urgente, mais qui pouvait attendre le lendemain. Elle savait que si cette lettre n’était pas postée le soir même (alors que la levée n’aurait lieu que le lendemain matin…), elle ne dormirait pas, rêverait de cette action inaccomplie, cauchemarderait sans fin, se réveillerait, mal embouchée et raide, traînant à sa chemise de nuit le boulet de « j’ai oublié d’écrire à Tante Ursule. Il faut absolument que je lui dise que j’ai retrouvé son livre ». Absurde. La lettre fut écrite rapidement, envoyée tout aussi rapidement et Adèle, ensuite, put se calmer, tout en ayant parfois des relents de remords. « Un peu bâclé, tout ça. Je me demande si je lui ai bien expliqué de quoi il s’agit. S’en rappelait-elle d’ailleurs ? Peut-être même pas ! Ridicule, cette précipitation. Mais c’est fait ». Mais c’est fait. C’était important pour Adèle. Elle pensait et tout de suite il fallait agir pour qu’elle puisse penser à nouveau. Page blanche toujours. C’est fait… Les conditions étaient lamentables, ce ne fut pas « bien fait ». Qu’importe, c’est fait. « Mais c’est bâclé ! C’est FAIT !
Et là, demain matin, courir dès potron-minet dans un magasin de tissus pour les rideaux. Oui mais pas si simple. Où y-a-il de nos jours un magasin de tissus tout proche de chez elle ? Dans le temps, il suffisait d’aller en ville. À présent, plus rien. Alors dans quelle zone devait-elle aller ? Magasins de tissu sur Internet. Examiner les lignes de bus. Choisir les horaires. Se glisser hors de la maison. Patiner sur des trottoirs – saprés pavés – monter dans le bus, merci pour le siège, quel arrêt déjà, où qu’est le magasin ? Ah derrière ! Et comment je traverse etc… Jusqu’à l’obtention de 5 km de tissu, euh pardon de 5 m d’un tissu fort laideron, peinturluré de biches au regard tendre et de faons aux grands cils. Mais ça fera l’affaire. Une bonne chose de faite !
Sauter de bus en bus – c’est une image – pour revenir en ville et se précipiter chez le marchand de fleurs de la halle ferronée.
— Hé ? Des pétunias et des géraniums en plein hiver ? Mais ma pauvre dame, c’est pas du tout l’époque.
— M’en faut.
— Nan pas possible
— M’en faut, faut que je fasse des jardinières.
— À mettre sur le balcon ?
— Voui.
— Mais ça va crever.
— M’en fiche. Veux des pétunias/géraniums.
— Je peux peut-être commander. Mais ça va prendre du temps.
— Combien ?
— Une paire de jours.
— Ça me va ! Je paie d’avance.
— Ah ben non, plus tard, parce que le prix, j’en sais rien.
— OK, je suis Madame Adèle B. et je reviens dans deux jours.
Et le fleuriste de tenir la porte à cette bizarre cliente. Et notre Adèle de revenir à petits pas, suante et d’un rouge tirant sur le violet, l’œil plus du tout vif, la lèvre pincée et le parapluie en berne, dans son appartement au 6ème étage, sans ascenseur.
Ce soir-là, ce fut un repas gâché pour Adèle.
Elle avait eu une sale journée. Une très sale journée. Mais elle avait fait son devoir. Le rouleau de tissu était sur la table et les pétunias/géraniums allaient embarquer à Amsterdam. Elle aurait dû être heureuse, soulagée mais non ! Elle s’en fut au lit, dépitée, morveuse, fâchée et lourde. Le sommeil fut agité et Adèle planta des rideaux et cousit des feuilles de pétunias/géraniums sous la lune.
[Bon, qu’est ce qui arrive encore comme pépin ? s’exclame l’auteur qui croyait en avoir fini.Ah c’est toi Jörgen ! – vous le connaissez bien maintenant Jörgen, le bonhomme qui va de page en page, de livre en livre, d’histoire en histoire et qui fait que des bêtises – Je ne t’ai pas entendu descendre. Où t’étais ? Ah t’étais coincé dans un rêve, enfermé comme chat fugueur ? Ça mon vieux, c’est bien fait pour toi !]
Et l’auteur d’ajouter : le lendemain, Adèle avait un mal de crâne, mais alors carabiné ! Comme si, toute la nuit, des multitudes de petites pattes, de petites gambettes, avaient piétiné rageusement des plates-bandes ratatinées de feu les pétunias/géraniums et avaient essuyé leurs semelles crottées sur des kilomètres de tissu fort laideron, peinturluré de biches en train de tirer la langue et de faons/gargouilles qui dansaient et s’époumonaient en ut majeur bien sûr :