On n’en voudra pas à Misia si elle rappelle quelque souvenir. À vrai dire, élevée dans un environnement religieux catholique fervent, elle subissait, chaque année, à pareille époque, un étrange cérémonial. La famille entrait dans la dernière semaine avant la passion de Jésus. Et c’était terrible. La petite fille qu’elle était alors en frissonnait de dégoût, d’horreur, mais quelque part aussi d’une certaine attirance.
Et le parallélisme avec le pauvre Job sur son lit de peines lui revenait à pleines bouffées. Job le souffreteux, le souffre-douleur, celui qui doit faire silence et ne pas renâcler, celui dont on se moque, qu’on couvre d’injures et de crachats. Préfiguration de ce Jésus dont on allait célébrer mort et résurrection. Job, lui, il avait du pot : il était tout cloqueux, mais il s’en sortait !
Alors, Misia dédie cette amère nouvelle à toutes celles et ceux qui, au lieu de chercher des œufs de Pâques entourés de papier d’argent, souffrent et se consument sur des grabats, assassinés par les guerres, les maladies, la pauvreté.
Mais allez, foin de pessimisme, puisque Job arrive à mettre la tête hors de l’eau, on peut espérer que tous les autres Jobs de la terre feront de même… un jour ! Alléluia !
Et terminons par une note optimiste : dans Par une nuit où la lune ne s’est pas levée de Dai Siije, Misia a trouvé une chouette histoire, celle de l’herbe de ver thibétain : là-bas vit un ver plat, le plathelminthe de l’ordre des Peziza qui mesure environ 2 à 3 cm. Après sa mort en hiver, son cadavre enseveli sous la neige de l’Himalaya se transforme en herbe qui finit par transpercer la neige et croît au printemps, menant dès lors une existence exclusivement végétale… et fort heureuse !
L’histoire que vous allez lire est sombre et dramatique. Avoir à portée de doigts le mouchoir en tissu à fleurs s’impose. Si vous n’avez pas de mouchoir en tissu à fleurs, le mouchoir basique en papier suffira mais la taille de vos larmes, l’écoulement fluvial qui ravagera les sillons de vos joues sera tel que ce mouchoir doit avoir au moins triple épaisseur sinon nous ne répondons en rien des catastrophes ultérieures qui seraient dues à un traitement médiocre d’essuyage bâclé. Ce préambule nous semblait de toute nécessité.
Sachez aussi que malheureusement l’auteure de ces mots liquides ne connaît pas la langue de son principal protagoniste. Ne parlant que le français, elle a cherché en vain un dictionnaire qui lui permettrait de transcrire le langage source normalement utilisé par le héros. Mais point ! La recherche fut vaine et même les moteurs les plus modernes de traduction achoppèrent sur la difficulté et laissèrent l’auteure dans les choux ! Elle y est donc restée, le séant posé entre les feuilles vertes, navrée de ne pas pouvoir s’accorder avec une certaine éthique scientifique et littéraire qui exige de ne pas faire parler « humainement » un animal mais de lui laisser ses spécificités de langage. Las…
Dans une feuille de chou donc, dégustant à petits crocs pointus le délicat épiderme d’un vert de pâte d’amande, un asticot se la coulait douce. Non pas un asticot mais L’Asticot. Celui qui détient la mémoire du clan. Et qui nous raconta cette histoire, sombre et dramatique, au point que les yeux de l’auteure devinrent sources et fontaines, que la terre se ramollit, que les racines pourrirent et que la récolte de choux fut catastrophique cette année-là.
L’Asticot effectivement jugea que ce qui était arrivé à l’astibloque devait être connu de tous. Car cette aventure était digne de mémoire, digne d’écriture, digne d’être récitée même. Son intérêt était certain. Seul son caractère d’ancienneté pose problème car cette nouvelle… n’était pas … nouvelle mais fort ancienne. Peu importe ! L’Asticot avala une pincée de rosée, émit un petit rot discret, puis commença.
Les parents de l’astibloque n’étaient pas conventionnels. Ils étaient curieux. Déparaient. Cherchaient la différence. Quand leur petit naquit, il fallut lui donner un nom ! Étrange idée qui parut ridicule. Dans la famille asticotière, tout le monde s’appelle asticot de père en fils et de mère en fille. Ah non ! Ça ne leur allait pas. Ils cherchèrent donc un prénom original et tombèrent, dans le CNRTL de leur espèce, ce doux vocable de astibloque… Leur rejeton serait donc appelé l’astibloque. Le pauvre eut bien de la peine à ne pas crever sous les quolibets tant ses camarades se gaussaient, ricanaient, lui faisaient avanie sur avanie tant et tant que l’astibloque, un beau matin, prit la poudre d’escampette et quitta le logis familial. Il erra fort longtemps, sans trouver chaussure à son pied, sans dégotter la demeure idéale où planter sa tente et passer des jours heureux.
Jusqu’au jour où il tomba sur un grand, vraiment grand, truc étendu à terre, d’un blanc violacé, un peu pourri, un peu blet et, surtout, recouvert, oui oui carrément recouvert, de bubons orangés un peu croûteux, un peu sales, un peu infectés d’un bon suc humide et parfait.
Et notre astibloque de grimper sur la chose et de commencer à goûter à tous les mets prometteurs qui s’offraient à ses petits crocs. Son corps mignonnet, un peu gluant, se glissa d’une chose à l’autre. Et jamais il n’avait goûté à d’aussi bonnes nourritures. Il se crut au paradis. Au paradis des asticots. Il n’était d’ailleurs pas tout seul dans cet eldorado. D’autres bestioles qui parfois lui ressemblaient, parfois étaient très différentes de lui, rampaient, couraient, ondulaient, avançaient, reculaient, qui sur le bedon, qui sur ses courtes pattes, qui sur la tête, qui sur sa queue recourbée, qui…
Comment cela, vous m’interrompez ? Comment cela, vous mettez en doute la parole de l’Asticot sous le prétexte qu’un asticot n’ayant pas d’yeux, il ne pouvait pas voir ce qui l’entourait ? Euh… je ne sais pas moi. Je transcris ce que l’Asticot m’a confié… Peut-être que l’astibloque était un asticot un peu plus évolué et qu’il possédait des yeux cachés.
En tout cas, c’est certain que le grand truc blanchâtre et appétissant était fort habité. Jusqu’au jour où eut lieu une altercation. D’aucune -car la voix était féminine- hurlait :
– Enfin Job, tu ne peux pas rester toute ta vie sur ce tas de fumier (ça devait être le fumier justement qui donnait cet arôme corsé à la bonne bouffetance). C’est infect. Va te laver. Ôte cette vermine de ton corps. Prends une douche. Et mets des habits propres. Certes, Dieu te met à l’épreuve mais il n’a pas dit de te complaire de si vilaine manière.
– Ts ts, femme, et c’était la première fois que l’astibloque entendait la grande chose parler – et la voix était masculine – laisse-moi dans ma misère. Laisse-moi souffrir. Laisse-moi dans ma vilénie pustuleuse. C’est Dieu qui décidera du moment où je me lèverai de mon tas de fumier.
– Et bien, on n’est pas sorti de l’auberge. Pauvre de moi, autant crever que de voir ça.
– Jérémiade, jérémiade…
Ce qui fut plus grave, c’est que l’astibloque, médusé, vit une main potelée armée d’un grand tissu noir taper sur le corps blanchâtre et zigouiller aussi sec les pauvres habitants. L’astibloque n’eut que le temps de se glisser dans une grosse pustule bien béante, sinon c’en était fait de lui ! Heureusement la voix masculine se mit à geindre, suppliant qu’on lui laissât ses pensionnaires. Ouf ! Le tissu noir et la main potelée s’éloignèrent à grand fracas de pleurs, d’insultes, de raclements…
Néanmoins l’astibloque ne se sentit plus aussi en sécurité. Et si ça recommençait ? Si le tissu noir et la main potelée revenaient et lui faisaient la peau. Il s’agissait de prendre une décision et rapidement. L’astibloque décida de quitter le corps blanchâtre et d’aller voir un peu plus loin. Un tas de fumier, c’est vaste. Et ça peut abriter d’autres succulences, comme des pommes par exemple, ou des pastèques. Parce que, pour dire le vrai, il commençait à se lasser de toujours manger la même chose. Son régime n’était pas assez varié et un peu de légumes et de fruits ne serait pas pour lui déplaire. Il entreprit donc de sortir de sa pustule et se laissa glisser.
Aïe, il n’avait pas fait trois centimètres qu’il sentit quelque chose l’agripper fortement. Et une voix murmurante d’une tendresse infinie lui chantonnait : « Reste à la place où tu as été mis, jusqu’à ce que tu aies reçu un ordre de Celui qui te commande ! « . Et paf, l’astibloque se retrouva au même endroit. Très mécontent, il recommença l’opération et à chaque fois, le même mouvement qui le ramenait à son point de départ et la même rengaine. Sauf que le corps blanchâtre avait l’air de s’énerver. Le geste était plus sec. Le pincement plus accentué. Apparemment d’autres locataires voulaient changer de crèmerie et même des propriétaires avaient décidé de partir – au moins pour quelques temps – dans leurs résidences secondaires.
Le pauvre corps blanchâtre que nous allons maintenant appeler Job pour plus de commodité ne savait plus où donner de la tête. Il confondait les emplacements, séparait des couples, mais ramenait tout son petit monde sur lui, dans ses croûtes et ses bobos, en vrac, sans ordre, sans discipline. Alors certes il y avait toujours autant de bouffe. Mais c’était foutoir, ça manquait d’organisation et, surtout, c’était de la bouffe forcée ! Et là l’astibloque n’était pas d’accord. Qu’on l’oblige à rester là, qu’on lui remette sempiternellement le couvert à la même auberge, cela lui déplaisait. Il était libre, non ! Et bien non ! Prisonnier il était. Dorénavant et jusqu’à ce que Celui qui commande le décide, il serait enchaîné à ce Job de souffrance, pieds et poings liés comme lui. Fait comme un rat. Tous faits comme des rats.
Qui plus est, justement, et là on était vraiment dans le pire du pire, tout autour du tas de fumier, mais à quelques encablures des mains de Job, couraient des dizaines de jolis rats bien gris aux moustaches aguichantes. Libres ils étaient, ces rats de malheur. Et elles, pauvres bestioles, condamnées à gésir sur le corps de Job, à toujours se nourrir des mêmes sucs. Et notre Job qui les rattrapait, les houspillait : « Voulez-vous bien rester tranquilles et me faire souffrir, oui, faites-moi mal, envenimez encore davantage mes plaies que je suppure ! » L’astibloque tentait… Job le reprenait. « Fais-moi mal ! » Oui bon, là-bas une pelure, je veux la pelure. « Ne t’enfuis pas, reviens ici, Celui qui… » Oui je sais, je sais, je suis là, je te contamine.
L’atmosphère était obsédante, devant ces myriades de petites bêtes rampantes et courantes tentant de s’échapper devant main potelée et tissu noir (d’autant que main potelée était revenue avec un seau d’eau et en avait répandu le contenu sur Job – quelle horreur, ce bon miam tout gâché !). Et ces rats goguenards qui leur faisaient des doigts d’honneur ! Et qui, eux, couraient, couraient, vers les pelures de carottes et les pépins de raisin.
Et l’astibloque resta coincé dans les pustules du Paradis. Oh certes il mangea à sa faim. Mais ce fut nourriture de prisonnier, de condamné. Oh certes il avait moelleuse couche pour se reposer. Mais ce fut lit aux barreaux de fer. Il attendit toute sa vie Celui qui commande. Apparemment Il arriva un jour car Job, un matin, se leva et, aidé par plusieurs tissus noirs et mains diverses potelées et non potelées, entreprit de faire tomber la « vermine ». Vermine qui chut et n’eut pas le temps de dire ouf que déjà on jetait une allumette sur elle et que tous, toutes, enfants, vieillards, furent frits et envolés en fumée grise. Il ne resta de ces pauvres condamnés, de ces pauvres enchaînés à la souffrance d’autrui, que des résidus noirâtres. Les rats eux avaient déjà filé !
Et l’Asticot concluait : nous asticots, lie du peuple, ne sommes que peccadilles dans les mains des hommes. Pendus aux fils des cannes à pêche, mordillés par les mygales, écrasés par des mains outrées, réduits à servir de prétextes souffreteux et maladifs, les asticots ont eu leur martyre en la personne de notre astibloque le bien-nommé, lui qui ne voulait que manger un quartier d’orange et qui périt sur la lèpre de Job. Puissent tous les asticots de la terre se reconnaître en lui !