Misia aime les randonnées, les promenades… les chemins.

À partir d’un thème imposé (mais lequel ??), elle écrivit, il y avait un an ou deux, cette nouvelle sur la route justement, sur le déplacement.

Elle la reprend aujourd’hui et vous la livre.

Et, pour la situer, pour l’enjoliver, pour lui donner un statut et un équilibre, elle ne peut que se référer à un article splendide de Lambert Barthélémy paru dans Le Magazine Littéraire de juin 2012 qui dit ceci (entre autres) :

« La route est porteuse d’un espoir de reconstruction intime et de redéfinition par rapport au monde. (…) Par la marche, le sujet ne s’approprie pas l’espace, il s’y distribue, l’appréhende de façon symphonique et en retire le sentiment d’une cohésion de l’ensemble. (…) Surpris par les modulations infinies des choses, le marcheur laisse libre cours à des processus internes (souvenirs, rêves, associations) qui élaborent imaginairement ses perceptions et parviennent à établir, par analogie, une continuité entre le monde extérieur et le monde intérieur. C’est cette relation dialectique, non fusionnelle, entre le moi et le monde qui s’établit au cours du périple. »

Mais elle souhaite aussi que cette marche (démarche) ne soit pas linéaire. S’inspirant alors du spiralisme, et en hommage à ce poète et écrivain haïtien Frankétienne (qui vient de disparaître en février dernier), Misia espère que Simon arrive à saisir une réalité toujours en mouvement, dans un dessin de spirale qui s’apparente à une respiration.

Lorsque Simon s’arrête, lorsqu’il s’immobilise, lorsqu’il renie le chemin et le mouvement, Simon est mort.

La nouvelle alors s’arrête et le chemin se perd dans les broussailles de l’oubli.

Comme un ruban de pavots blancs.

Comme un méandre d’une rivière silencieuse alanguie dans de tendres roseaux.

Comme une souple liane enroulée autour d’un tronc creux dans lequel niche un écureuil à queue rousse.

Comme une volute de fumée dans le brouillard d’un jour de frais printemps.

Comme une démesure aveugle crispée à la paroi.

Comme un escalier de tourelle gothique agrippée à une muraille ruinée.

Comme une rouge volte et virevolte sur une poterie celte.

Ainsi allait la vie de Simon, toute en sinuosités, en tournants, en virages, en dérapages. Rien de droit. Rien de déterminé. De ci, de là, ballottée. Mais rien de vertigineux. Seulement ça tournait constamment. Il ne savait jamais s’il fallait aller à droite ou à gauche. Il restait donc au milieu et attendait que son chemin aille de lui-même à droite ou à gauche. Suivant l’inclinaison qu’il prenait ainsi allait le chemin de Simon. De virevolte en virevolte, de courbe en courbe, Simon arriva dans une clairière.

Une grande et spacieuse clairière. Le chemin s’arrêtait là. Le chemin n’existait plus. Pourtant il était bien marqué sur la carte de vie de Simon que le chemin devait continuer. Qu’il n’était pas encore arrivé au bout de son errance. Certes il y avait moins de kilomètres à parcourir, le plus gros était fait. Mais tout de même. Il lui en restait encore un peu et Simon entendait bien aller jusqu’au bout. Jusqu’au bout de lui-même. Jusqu’au bout de son chemin à lui. C’était son droit !

Mais là Simon fut perplexe. Le chemin… Point de chemin. De l’herbe tout partout, pas totalement et froidement verte, mais clairsemée, disparate, entrecoupée de terre, de mottes de terre, de petits trous d’eau sans profondeur dangereuse, de fleurs diverses dont il ignorait le nom, d’arbustes divers dont il ignorait le nom, d’arbres divers dont il ignorait le nom. Un ignorant, Simon ? Non un qui s’en fichait des noms. Qui se contentait de regarder. La luminosité de ses yeux bleus au contact de la lumière du ciel. La densité de ses prunelles à la rencontre de l’épaisseur des frondaisons. Ce qui pouvait être appelé, lu, dit, n’avait jamais eu pour lui aucune importance. Il voyait, regardait, s’humectait, embrassait, absorbait ce qui passait devant lui. Il s’en gorgeait. Et puis, rassasié, allait ailleurs dans l’ignorance totale de l’endroit exact où il venait d’aller. C’est cela, il prenait tout ce qui se présentait mais sans en avoir la connaissance intime. Comme si, infime partie d’un univers gigantesque, il savait qu’il ne pourrait jamais le connaître entièrement et que donc c’était aussi simple de se laisser porter dans les courants de n’importe quelle rivière, dans les sillons incurvés de n’importe quel champ, dans les sentes moelleuses de n’importe quelle forêt. Simon patinait sur la route tortueuse de ses errances. Sauf que là ! La route s’était arrêtée.

Simon réfléchit. Il n’aimait pas réfléchir. Ça le mettait dans des desseins rigides et mathématiques. Encadrés de lois, de termes, de repères, de signaux. On était obligé de rentrer dans des cases. Des bulles de réflexion et de causes/conséquences/objections qui le mettaient à la peine et le faisaient souffrir. Sauf que là ! La route s’était arrêtée.

Donc, devait-il aller tout droit (quelle horreur !), à droite ? Oui mais pourquoi pas à gauche ? Il entendit derrière lui des éclats de voix. Et se retourna. Trois silhouettes, une en blanc, une en noir, l’autre en gris. Des sortes de capes de randonnée un peu malpropres. En haut capuchons, en bas godillots crottés. Des marcheurs, des sûrs d’eux, des qui suivent les balises sans sourciller. Ils ne s’occupèrent pas de Simon, mais continuèrent à jacasser. Doublèrent Simon et s’arrêtèrent net ! Bien sûr puisque la route s’était arrêtée.

— Merde, on a dû louper une balise !

Et ils firent demi-tour prestement en jacassant toujours et disparurent rapidement à la vue de Simon qui détourna son regard et embrassa la grande et spacieuse clairière. Ça manquait d’oiseaux.

Le jacassement reprit quelques minutes après. Les trois capes revenaient. Elles s’étaient un peu séparées et chacune d’elles suivait une direction précise. L’une à droite, l’autre à gauche et la troisième au centre. Bien au centre.

— Pardon, vous n’avez pas vu la balise ?

— Euh non…

— Ah ! Vous ne faites pas le GR ?

— Le GR ?? Non… sûrement pas. Je ne sais pas… Je fais ma vie.

Les capes ne bougèrent plus. Interloquées. Qu’est-ce que c’était que ce vieux type ? Sûrement pas lui qui allait leur donner une indication pour aller au gîte d’étape.

— Parce qu’on veut s’arrêter ce soir au gîte d’étape. On a retenu. Et on a dû se perdre. On n’aimerait pas perdre notre temps.

Simon fut perplexe. S’arrêter au lieu de marcher, de se promener. Se fixer des horaires. Se croire perdu alors qu’on l’est depuis sa naissance. Perdre son temps alors que c’est le temps qui nous perd. Ces capes étaient curieuses et hors champ. Simon ne s’en occupa plus. Qu’elles se débrouillent.

Puis tranquillement, il décida de commencer à suivre le bord de la clairière par la droite. Pourquoi la droite plutôt que la gauche ? Parce que la cape noire était encore visible à gauche et que la cape blanche avait disparu à droite. Et je fais un pas, puis un autre devant ou à côté ? Et de quel côté ? et quand j’aurai choisi, puis-je ensuite faire un pas en arrière ? Pas devant. Pas derrière. Pas doublés, triplés. Sans compter. À la bonne franquette. Comme il en avait envie. Pas de côté. Pas oblique.

De pas en pas, de pas devant en pas derrière, de pas côté en pas côté, en pas giclé, en pas dansé, en pas silencieux, en pas bruyant, en pas léger, en pas lourd, il fit tout le tour de la clairière. Et se mit à tourner en rond au lieu d’avancer sinueusement. Le ruban de pavots blancs s’était enroulé sur lui-même. La rivière avait rejoint sa source. La liane avait posé sa tête sur sa queue. La fumée avait fait un looping, la démesure une cabriole. La volte/virevolte s’était fracturée le col et l’escalier de la tourelle s’était effondré.

Parfois il agrandissait au maximum son tour de piste. Parfois il le rétrécissait. Parfois il s’efforçait de bien mettre ses pas dans les empreintes de ses chaussures. Parfois au contraire il faisait exprès de les éviter soigneusement et de marcher à côté pour créer d’autres empreintes, des champs d’empreintes les unes à côté des autres. C’était presque une danse. Et il se souvint.

Un jour, il était encore petit, il était allé en ville avec sa sœur, papa et maman. Papa et maman étaient devant et se tenaient par la main. Simon et Véra traînassaient derrière. Les parents se retournaient de temps en temps et leur disaient d’avancer plus vite, qu’on n’arriverait jamais.

— Véra, occupe-toi de ton frère.

Véra devait toujours s’occuper de son frère. Simon en avait marre d’avoir toujours Véra dans les pattes. Devant, derrière, sur les côtés, lui tendant la main, lui resserrant le lacet de sa chaussure, lui remontant la fermeture éclair de son gilet, lui nouant son écharpe. Véra toujours de gris perle vêtue. « Je suis une petite souris » disait-elle et elle riait en grignotant du fromage à la ciboulette. Papa et maman trouvaient que ce n’était pas une couleur adaptée à une petite fille. Mais après tout… Papa en blanc, maman en noir, droit devant, se tenant par la main. Ils savent où ils vont et ils y vont et entendent bien que leur progéniture les suive tambour battant. Sauf que Simon n’aimait déjà pas les lignes droites et qu’il voulut grimper sur les petites pierres mal ajustées du bord de trottoir. Qu’il esquivait, qu’il sautait, qu’il jamboutait, jusqu’au moment où Simon loupa la petite pierre !

Et voilà qu’il titube, qu’il tente de se rattraper, que son pied droit se déporte dans la rigole, que son pied gauche se crispe et s’effondre et Simon tombe, de tout son long. En perpendiculaire au trottoir, tête vers la route, pieds on ne sait où. Une voiture surgit. Très vite. Trop vite. A peine le temps de freiner, d’éviter ce gamin allongé sur le bas-côté. Que Véra tente de tirer, tente de mettre à l’abri. Au cri de Véra, les parents accourent, Simon est ramené sur le trottoir. Blanc, transparent, tremblant. Véra pleure de peur. Les parents grondent

— Mais enfin qu’est-ce qui te prend de marcher tout au bord du trottoir comme ça ? Tu as perdu la tête ? Il n’est pas assez large, ce trottoir, qu’il faut que tu ailles te balader là ? Tu te rends compte, la frousse que tu nous as faite ! etc..etc…

C’était l’une des premières fois où Simon marchait sur le côté. Au risque d’en mourir. Au risque de faire pleurer ceux/celles qui l’aimaient. Et Simon s’en moqua éperdument et continua à chevaucher les bordures de pierre des trottoirs avant d’oublier routes, trottoirs et bordures et de se créer son serpentin de chemin à lui, à lui seul. Quitte encore à trébucher et à s’affaler sur le bas-côté !

Sauf qu’aujourd’hui la route s’était arrêtée et que Simon était planté, bien planté comme un grand chêne, au milieu de la grande et spacieuse clairière et qu’il ne savait pas du tout que faire !

Les trois capes le rejoignirent. Montèrent leur tente et lui offrirent du thé, du jambon et des biscuits. Ils avaient le nez en l’air et regardaient les étoiles vrombir et la lune se maquiller. Ça ressemblait à une mauvaise carte postale et ce n’était pas du tout du goût de Simon qui ne savait comment prendre la poudre d’escampette. D’autant que les trois capes se proposaient de l’aider demain matin à retrouver ensemble le bon chemin, la bonne balise, la bonne vie. Simon devait fuir, rapidement ! Quand il entendit les trois capes ronfler, il reprit son chemin, tentant de refaire à l’envers ce qu’il avait parcouru à l’endroit en plein jour. Il détissait ce qu’il avait tissé. Pas devant, pas derrière, pas de côté, il se retrouva à l’endroit exact où il était arrivé le matin. La nuit s’attardait. Les herbes frissonnaient. Il grimpa dans les branches d’un arbre chétif et tordu qui poussait là et s’y installa le mieux qu’il put. Un sommeil très lourd, trop lourd, l’engloutit alors que, sous son doigt gelé, il sentait se creuser la veine zigzagante de l’écorce éclatée de cet arbre, desséché et mort.

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