Misia pense que, comme la nouvelle de la semaine dernière, le thème lui fut imposé, lors d’un concours…
Mais ce qui l’intéresse beaucoup, chez le presse-purée, ce sont deux choses. Existentielles, vous allez voir. En premier, le fait que ces anciens presse-purées, tout ronds ou vaguement rectangulaires, avec un manche en bois doux et lustré, exigeaient un va et vient constant sur le légume ou le fruit à écraser. À ce propos, elle avait écrit un jour : « de l’instabilité du presse-purée et de l’angoisse qui en découle ». Cet instrument hoquetant, que l’on agite de bas en haut, de gauche à droite, évitant le centre toujours bien raboté, évoquait pour elle la meule des Anciens que l’on actionnait aussi avec ce déhanchement caractéristique des objets mobiles sur l’immobilité des plantes. Qui se laissaient faire, qui éclataient sous le mouvement, qui répandaient jus et substance dans le silence juste brisé par le léger chuintement de ce qui est écrasé. La roue du destin sur les corps trop meubles, trop mous. Et ça fichait à Misia une saprée bouffée de peine !
En deuxième, c’est qu’elle avait lu dans L’invention chrétienne des 5 sens, sous la plume d’Eric Palazzo, quelque chose qui lui avait bien plu : l’auteur disait en effet que ce n’est que broyée qu’une épice dégage son parfum. L’auteur faisait ensuite le parallèle avec les Saints qui, broyés dans la souffrance, dégagent une « bonne » odeur. Sans aller si loin, Misia s’arrêtait juste au fait que, broyée, hachée menu, écrasée, la substance ainsi réduite à une pâte, parfois très liquide, dégage enfin ce qui fait son unicité, dégage son « âme », son essence intime. Et ça lui fiche bien la trouille qu’il faille être écrabouillé pour qu’enfin on reconnaisse sa valeur…
Du coup maintenant elle regarde de travers les presse-purées et, de peur d’avoir des dents qui en feraient l’office, elle mange des glaces et boit du lait !
Description du presse-purée,
Ancien avec tête à trous, dit presse-purée pilon avec un manche en bois – on ne sait quel bois – mais fiable, solide sur ses pattes.
de la Maîtresse du presse-purée, dite Madame,
Un peu vieille. Un peu décatie. Encore élégante, presque distinguée et d’odeur agréable.
Et de la cuisine
modeste mais fonctionnelle de Madame. La casserole posée fermement sur la gazinière. La main petite mais lourde du poids des ans cramponne le presse-purée et appuie fermement l’engin sur les carottes et pommes de terre agglutinées, effrayées.
Le presse-purée est en délire
dans la petite main lourde qui le cramponne comme s’il voulait s’enfuir. Alors que justement, il veut rester là. Il veut être tenu, serré, vissé. La virilité de la cuisinière affairée et preste est une obligation. Il veut être comme attaché à cette main. Car il ne saurait où aller si on le lâchait. Sûrement tomberait-il, face contre table, éploré, inutile. Peut-être même sali, par des épluchures, boursoufflures, laides légumineuses comme cheveux emmêlés qui se faufileraient dans sa tête trouée. Là il est encore actif, on ne l’a pas abandonné, au contraire. Il est dans quelque chose de dur et de luisant qui contient d’autres choses écrasables qui vont, sous son poids bien assuré, bien assumé, crever, éclater, se dissoudre, se disjoindre. Il fera mourir une forme déterminée pour faire accéder cette même forme au statut de bouillie, de purée. Donc sans rien de distinguable. Sans aucune fibre ni ligament, ni ossature, ni quoi que ce soit qui permettrait de trouver encore une signification à ce qui est rendu liquide et anonyme.
Le presse-purée va et vient, plus fort moins fort, plus vite, moins vite. Il reprend les choses sur les côtés pour les ramener au centre. Comme si les choses à écraser pouvaient se barrer, fuir sa pesée, se carapater. Pas le choix. Pas la possibilité. Le presse-purée entièrement fera loi. Fera peser sa maléfique pesanteur. Et à chaque craquement des choses écrasées, à chaque mouvement qui dérape, parce que là-dessous une chose plus réticente ose mettre son poids et son action en doute, le presse-purée fera taire le mouvement de révolte, l’instant de résistance avec une volupté, une bouffée de plaisir qui déborde ses narines, ses trous de nez, ses yeux et ses bouches. Et à chaque chuintement des choses écrasables, à chaque soupir de râle des choses écrasables/écrasées qui meurent sous lui, il gémit de bonheur. L’écrasement produit de multiples et minuscules jaillissements des pores de sa tête. Il écrase, ça jaillit, il re écrase, ça jaillit à nouveau, et ça part sur le côté. Il ramène sous sa tête et recommence. Et la chose écrasable est obligée d’abandonner la lutte. Elle perd le jeu. Tout à l’heure elle relevait la tête, elle jouait les gros bras, riait sous la tête trouée, se croyait forte, intègre, inaltérable, trop ferme pour être annihilée, alors que là, défaite, ses os craquent, sa chair se liquéfie, plus d’allure, plus de forme.
Plus de petits bouts, plus de grumeaux, de bouts formels, de lambeaux de légumes encore repérables. Plus rien ne doit rester qui poserait souci sous la langue de sa maîtresse. Le presse-purée serait responsable et durement châtié s’il restait une excroissance, quelque chose de ferme qui indiquerait que la chose écrasable ne voudrait pas mourir, qu’elle désirait vivre, même déchirée, même abîmée mais vivante jusqu’au bout. Révoltée, récalcitrante, révolutionnaire. Jusqu’au bout prouvant par un petit bout aisément reconnaissable qu’elle veut encore vivre sous sa forme initiale. Qu’elle refuse le couperet. Qu’elle refuse de mourir. Qu’elle refuse de se voir réduite à l’état de liquide, elle qui fut solide. Elle qui fut végétal. Gardant malgré l’écrasement multiple, gardant malgré les coups de butoir, l’envie collée au corps de rester végétal, pomme de terre et carotte, née pomme de terre, née carotte, rester pomme de terre et carotte et retrouver la terre. Retrouver la glèbe (nom adoré au son mou de la boue dans les sillons argentés). Et ne pas disparaître sans queue ni forme, bouse de vache, diarrhée, vomi. Affreuseté. Délire. Cauchemar. Pourriture. Désagrégation. Pour être en vie, garder ses bosses, ses formes, ses callosités, ses élongations, ses mensurations, ses mesures, ses plis et replis. Pas de repassage uniforme. Pas d’aplatissement où tout se confond. S’avachit.
Le presse-purée est objet de mort affreuse car la plus anonyme. La plus perfide. Celle où plus rien n’est visible. Où la chose rendue purée ne veut plus rien dire. Pomme de terre ou carotte ? La couleur peut-être pourrait encore donner des indices. Fournir des éléments d’appartenance. Le parfum ça oui. On l’a déjà dit. La dernière touche, l’ultime cri de la chose écrasable. Dans un dernier râle, elle livre son essence. Elle lâche une fragrance odorante qui permet de reconnaître la victime. Le presse-purée sait que Madame veille et que très vite, elle assaisonnera, touillera les purées, les mélangera, les projettera dans un autre récipient, assiette, bol, moule, casserole et qu’elle continuera les manœuvres de mort sans lui, le presse-purée, qui attendra son bain. Tout couvert de sueur. Le bourreau a fait son œuvre. Le grand travail de réduction à zéro, de broyage, il l’a effectué avec attention et précision.
De l’instabilité du presse-purée et de l’angoisse qui en découle
Pourtant il a parfois été bousculé, il a même parfois perdu l’équilibre tellement Madame lui a inculqué des torsions malséantes, des balancements alternatifs de gauche et de droite à vous en faire perdre la boule, si boule il avait eue. Mais il s’est bien redressé, a remis la barre droit devant, a saisi le gouvernail et le bateau tank écraseur, torpilleur a repris le chemin, le droit chemin, celui qu’il faut suivre. Regard chevillé droit devant. Ornière aplatie. Rebelle sous les roues, les chenilles. Niveler – mettre à niveau – Surtout pas de tête plus haute que les autres. Décapiter. Fer à repasser. Seul le rebelle sait la valeur de la calleuse volupté de vivre. Lui le militaire presse-purée ne connaît que la rectiligne et uniforme loi de vivre.
Intermède
Presse-purée dans l’évier. Muet. Épuisé. Bruits hétéroclites sans importance. Odeurs diverses. Plus tard. Sonnette. « Bonjour Madame, comment allez-vous aujourd’hui ? » – « Bonjour, bonjour, entrez, entrez, je prépare le café, installez-vous. »
Description du personnage entrant
Fallot. Sans intérêt. Juste à savoir : il ôte ses chaussures pour enfiler des patinettes. Le bruit diffère. Il ôte son écharpe. Il ôte son bonnet. Il ôte son manteau. Il garde le reste. Il pose sur la table son ordinateur. Il met en route l’ordinateur sur la table. L’ordinateur ronronne. Il est prêt. « Alors, Madame, nous en étions… »
Nostalgie
Madame parle.
Le personnage entrant tapote sur le clavier de son ordinateur.
C’est crispant et désagréable. Ça empêche la bonne marche de la sieste après le devoir accompli. Le presse-purée essaie de ne pas entendre pour écouter Madame.
Voyage à la montagne
Madame parle :
« Je vous dis le souvenir de ma première randonnée – l’une des premières en tout cas, peut-être pas la toute première – à la montagne. Chaussures trop petites, étroites, lourdes, empotés les pieds, empotée je suis celle qui marche, qui boîte, qui a mal. Le sang qui humecte la chaussette, imprègne le cuir de la chaussure. La plaie s’agrandit. Mais au fur et à mesure que je marche, ça chauffe et ça disparaît. La douleur est entrée en moi, elle fait partie de moi, elle est devenue mienne et s’est calfeutrée quelque part où elle ne me gêne plus.
Alors je relève la tête qui était penchée sur les cailloux du chemin, sur le sable du chemin, sur les balises. Je ne voyais que l’herbe poilue, la mousse dense, des fragments de couleurs. Je ne pensais à rien d’autre que le col – le col d’où on redescendrait vers le refuge, l’arrivée, où les pieds sortiraient des chaussures, où ils seraient libres. Je monte. Je monte vers le col. Allègre. Le col au-dessus. Les versants à droite, à gauche, pierreux, rocailleux. Et au-dessus, quand je m’arrête de marcher, la douleur revient en même temps que l’absolue illumination de ce que je ressens en voyant la montagne, la brume, le lac en contrebas, les rhododendrons.
Autrefois, vous qui prenez note de mes souvenirs, je vous aurais mieux parlé de tout cela. Je vous aurais décrit ce que j’ai vu, respiré, écouté. Maintenant mon souvenir est plus précis, mais moins imagé. Plus empesé, moins (plus du tout ?) flamboyant. Je m’en excuse. Je vous livre ici des souvenirs amputés.
Comment vous dire qu’une fois au col, avec cette douleur des orteils blessés, je me suis arrêtée et étendue. Étendue sur la roche dure. Entre des touffes de rhododendrons. La roche striée, fissurée, morcelée. Les plaies de la roche dans mon dos, dans mes fesses. Les plaies de mes pieds fulgurantes sous le cuir des grosses chaussures humides. Mes yeux comme des réservoirs de chaleur. Ma langue épaisse. Ma peau agressée par le sel et le vent. Les courroies du sac à dos qui scient les épaules. Le trou du cul auréolé d’hémorroïdes. Le corps tout entier souffreteux, brûlant, sec à gratter. Et dans la tête, et à l’intérieur du corps, dans le cœur, le nombril, sous le poil et le tif, l’irrépressible cri qui monte, monte comme le sentier tout à l’heure, qui bondit dans le ciel, crève la brume chantilly et je me sens soulevée, vers le ciel, vers la brume.
La calleuse volupté de vivre. De sentir. D’exister. De s’ouvrir. De palpiter. Par les ouvertures, les blessures à vif.
Vous savez, longtemps après, j’ai toujours recherché cette première émotion. C’était idiot. Alors oui, j’avais un sac à dos plus léger. De la crème contre les hémorroïdes et les coups de soleil. Des chaussures performantes. De grosses lunettes de soleil UV quelque chose. Deux gourdes aux côtés. Je marchais allègre. Je marchais sportive. Je marchais concentrée. Je n’ai plus jamais décollé.
De dépit, de tristesse, je suis partie à la mer. »
Voyage à la mer
Madame parle :
« La mer a heurté mes oreilles et échaudé mes yeux de sa luminescence aveuglante (le soleil aspergeant le haut des vagues en un éclatement miroiré). Elle n’a pas agi avec délicatesse, la madrée, mais en géante dragonesque des contes médiévaux. La grande largesse qui emporte rois et pêcheurs dans la débandade mortelle des enfers ruisselants d’algues.
Friction de cette roulade des gencives sur les cailloux de piquants absents et d’arrondis veules tous soumis.
Friction de cette débauche de ruisselets qui grattouillent les galets en leur rabotant la face et les angles.
Friction de cette mixture de pierre et d’eau qui transgresse toute norme à l’échelle humaine et se convertit en gigantesque, en énorme, falaises à l’infini, plages de galets à l’infini, mer à l’infini, sans mouettes (elles bouffent les asticots dans les champs voisins), sans fleurs (elles cachouillent les derniers restes de leur beauté dans les ajoncs et les haies de mûriers), sans rien de fragile, sans rien de vivant, sans rien de dimensionné au bonhomme qui rapetisse, rapetisse à l’infini pour se perdre dans ces infinis qui l’englobent, l’aspirent, le tétanisent, l’annihilent, tellement minus qu’il n’existe plus.
Friction de ma pensée contre celle d’un titan.
J’aurais voulu être en osmose avec toi, la mer, avec toi, la plage, avec toi, la falaise. Mais tu m’écrases. Tu me piétines jusqu’à l’os lessivé, blanchi, corail blanc de mes os dont tu ne laisses aucune trace. Je suis fragile et tu me le fais comprendre.
La friction est aussi le geste puissant de celle qui, dans le grand moulin de sa formidable puissance, essore l’être que je suis, lui fait rendre tout son jus, et passe et repasse la roue jusqu’à ne laisser de lui que farine d’os immédiatement assimilée et bue.
Je ne suis rien et tu me le fais comprendre. L’humanité repose sur des fondements bien humides et, comme mur de pisé et murailles de briques crues, s’effondre glissamment dans les grandes eaux. Notre monde n’est qu’un barrage sans garde-fous et, dans l’eau qui monte imperceptiblement, des grenouilles s’agitent à restaurer leurs maisonnettes humides et à sécher leurs livres séculaires.
Je n’avais jamais autant frissonné que ce jour-ci. Je n’avais jamais senti comme aujourd’hui ma faiblesse et ma larmoyante et imbécile importance.
Je ne suis jamais retournée à la mer. »
Description du personnage sortant
Fallot. Sans intérêt. Juste à savoir : « Nous avons bien travaillé. Je remets tout ça au propre. » Il éteint son ordinateur. Il ferme le capot. Il met son manteau, son écharpe et son bonnet. Il ôte ses patinettes et enfile ses chaussures. Le bruit diffère. La porte s’ouvre. « Au revoir, chère Madame, à demain. » La porte se referme.
Réflexion de Madame
Maintenant que je décline, je change. J’ai changé.
Et je dis que s’il y a calleuse il n’y a pas volupté et que s’il y a volupté (velouté), il n’y a pas cal ni rugosité. Il n’est plus le temps où saigner, se brûler, se distendre, souffrir était de mise en volupté souveraine. Le temps aplanit, non pas comme presse-purée pour faire de tous légumes une bouillie infâme à avaler (la réflexion de Madame est intérieure sinon le presse-purée en aurait été peiné.)
Mais pour produire une délicieuse mixture de mangue touillée de sucre.
Non plus volupté en râle orageux, signe de tempête et de désagrégation cosmique, mais volupté douce, bienfaisante, rosée matinale, dessous de feuilles de noisetier, mousse sous la jonquille, endroit/envers de clochettes de muguet. Ou volupté ouatée d’un bourgeon ou de l’intérieur d’une feuille de tulipe, pas l’extérieur, l’intérieur comme l’intérieur de nos cuisses, à nous les femmes, lorsque nous sommes jeunes.
À moins que je ne prenne mes exemples dans quelque chose de moins organique, de plus minéral. J’ôte la volupté des plantes tropicales, des félins, des doucereuses et pimentées senteurs des Orients imaginaires. Et je jette mon dévolu sur le poli admirable de la pierre longtemps caressée par un tissu soyeux. Le pied d’ivoire lustré. La vertèbre. L’os. Le dé en os. Non pas la pierre abrupte, tranchante, dépareillée, mais l’assagie, la lumineuse.
La voluptueuse absence de trous, bosses, difficultés, embûches, pièges, montées, descentes, accroches d’orties et de ronces. La voluptueuse harmonie de toutes sources, de tous chemins, de tout horizon. Quelque chose comme un lac de mercure.
Avec au bout, à l’aube mauve d’une ligne continue, la plane volupté de se laisser glisser en repos, de se laisser fondre dans un (vivre) mourir sans heurts et sans blessures, de disparaître dans la douceur vertigineuse de la moelle… Ô moelleuse volupté de mourir…
Fin
Le presse-purée ne voit pas que Madame ferme les yeux.
Il ne voit pas que Madame, de ses doigts gourds, tente d’adoucir le dessus de sa petite main lourde du poids des ans. Pour la rendre diaphane, souple, miraculée.
Pour calmer, apaiser. Aplanir les bosses, les collines, les plaies, le passé, les souvenirs trop présents, mal digérés, mal rangés.
Le presse-purée, désœuvré, s’ennuie dans son évier malpropre et fait des bulles délavées de carottes/pommes de terre.