Mais se dit que sans doute commencer une aventure dans un petit coin de la maison de Charlotte par une histoire pas drôle du tout et même un peu plombée, ce n’était peut-être pas la meilleure des idées. Comme c’était une nouvelle qu’elle avait écrite d’après un fait réel qui s’était déroulé en juillet, on pouvait comprendre. Mais bon !
Misia se creuse les méninges et trie, compulse, jauge et soupèse. De ce tas de courtes et grandes histoires, elle va en tirer une, bien petite, solidement charpentée et pas tristounette du tout. Elle ouvrira ainsi tout un cycle d’écrits qui se jouent des mots et ne font guère de différence entre écrire et vivre, entre livre et réalité, entre papier noirci et peau de vie. Entre feuille de vigne et parchemin, entre écaille et fleur, entre bourgeon et bébé… Preuve s’il en est que dans sa cervelle éclatée, tout se mêle, s’enchevêtre, se tresse et correspond en un long et infini conciliabule.
Zhang Dai, un grand lettré et esthète chinois de la fin du XVIème siècle nous a laissé un livre extraordinaire : « Souvenirs rêvés de Tao’An ». Vous en trouverez une excellente traduction dans la collection « Connaissance de l’Orient- Gallimard ». Au § 41 – le parc du Miroir Céleste- Zhang Dai dit ceci :
« Si j’ouvrais mon livre près d’une fenêtre retirée, vert vif étaient les mots. »Les couleurs de la nature viennent peindre les mots du poète. Les mots du poète s’imbibent, s’imprègnent de la sève de la feuille, du suc de la fleur. Correspondance. Osmose. Transmission.
Pour vous, pour commencer ce goûteux mélange entre image et paysage, cette « Petite mise en page ».
C’est un joli village avec des maisons aux volets verts.
Et sur le côté, un joli bois aux arbres verts.
Et tout autour des champs jaunes et verts. Bien épais et bien fournis et bien mûris.
Une petite route jaune serpente entre les champs jaunes et verts.
Sur cette petite route qui mène au village, une voiture noire. Avec trois messieurs à l’intérieur. Repus. Suaves. Dodus et superlissimes.
— C’est donc ce village. ?
— Oui. Nous expulsons les habitants. Nous rasons les blés. Nous transformons cette abjecte forêt en un parc coquet et propret. Nous exterminons oiseaux, écureuil et bêtes à cornes et à poils de tout acabit. Nous triturons les baraques pour leur donner une forme moderno-ancienne à toit de chaume synthétique. Nous accrochons un soleil en polystyrène quelque part vers le haut pas trop haut. Et nous vendons tout cela par lots bien chers.
— Très bien. Nous sommes pour.
L’écureuil s’arrête de grignoter. L’oiseau ne chante plus. Le cerf cesse de boire. Plus personne ne s’amuse. Plus personne ne rit.
Détonation. Déflagration. Doublée. Triplée. Quadruplée. Les trois messieurs sursautent.
L’écureuil se marre. L’oiseau pouffe. Le cerf attend que ça passe, ça lui rappelle des souvenirs confus qu’il ne s’explique pas vraiment.
Détonation. Et encore une. Et une autre. Et une autre. Amplifiée. Retentissante.
Un monsieur interroge le chauffeur à casquette grise.
— Qu’est-ce ?
— Le seul inconvénient de ce coin.
— Expliquez-vous
— De temps en temps la terre se secoue. Elle fait plouf. Ça dure un certain temps puis ça s’arrête. Et ça recommence. Bizarrement ça revient surtout lorsque des voitures noires roulent sur la petite route jaune qui mène au village.
— Celle sur laquelle nous sommes ?
— Oui.
— Enquêtez.
— On l’a fait. On n’a rien trouvé.
Déflagration. Quintuplée. Gigantesque.
— C’est agaçant. Pourquoi ne pas nous avoir prévenus ? Nous nous sommes dérangés pour rien.
— Espoir qu’un jour cela s’arrête.
Déflagration etc…
— Ça ne s’arrête pas ?
— Non…
— Autre endroit ?
— On peut chercher
— Alors vite. Perte de temps. Je suis agacé.
Le monsieur interpelle les deux autres passagers.
— Et vous pourquoi ne dites-vous rien ? Depuis que nous sommes ici, vous vous taisez.
— Je déteste la campagne. J’attends que ça se passe. Dit l’un.
— Je déteste la campagne. J’attends que ça se passe. Dit l’autre.
Déflagration. Détonation. Tonnerre. Tremblement. Séisme.
— Demi-tour.
Et la voiture noire repart en sens inverse sur la petite route jaune qui tourne le dos au village aux maisons à volets verts. Avec trois messieurs à l’intérieur. Fâchés. Enervés. Bougons et rougissimes.
L’écureuil rejoue à Tarzan avec sa noisette. L’oiseau reprend sa partition. Le cerf replonge le museau dans l’eau fraîche.
— Jörgen, tu peux arrêter les pétards, ils sont partis. Jörgen ? Jörgen, t’as entendu ? Tu peux rentrer à la maison, ils sont partis.
Trou immense dans la feuille blanche. Bords déchiquetés.
— Jörgen je t’ai déjà dit. Quand tu veux sortir d’une histoire, tu ne passes pas par la fenêtre, tu prends la porte.