Cette nouvelle trouva son origine dans la phrase superbe que l’on trouvera dans le texte même : « À force de mourir, il y a des parties de moi-même qui meurent. » et qui a interpellé Misia au plus haut point.
Elle ne regarda jamais plus de la même manière l’enfant qui la prononça. Cet enfant passionné de jeux vidéo. Cet enfant qui bouleversait la langue et le vocabulaire. Cet enfant qui avait un mal terrible à se créer une barrière entre son jeu et la réalité : d’ailleurs est-ce que cela est vraiment nécessaire ?
Ne peut-on pas se créer un univers, un espace bien à soi, un jardin personnel en arasant les frontières et en faisant table rase de notions peut-être surannées et désuètes ? Ne serait-on pas plus à l’aise en se forgeant sa propre planète où rêve, réalité, imagination, quotidienneté s’entremêleraient et se tisseraient harmonieusement au lieu de se tirer dessus et de se ménager des chausse-trappes infinies ? C’est sans doute ce que pensait l’enfant tout en étant incapable de le formuler selon des préceptes savants !
Et Misia ne vous donnera aujourd’hui qu’une minuscule phrase pour agrémenter sa nouvelle. Extraite de Cosmopolis de Don DeLillo, un livre foisonnant et d’une rare profondeur, elle est toute humble : « Il est mort, mot pour mot. »
Et Misia est certaine que l’enfant Simon aurait joué avec les deux mots de mot et de mort en faisant remarquer à son papi qu’il suffisait d’ajouter un r à mot pour faire mort et : « Alors, Papi, à ton avis, le mot il est mort ? ou bien c’est la mort qui se transforme en mot et qui disparaît, et alors il y aurait plein de bébés mots et je jouerais à la balle avec. Promis, papi, je jouerais à la balle avec les bébés mots, et avec toi. »
— Simon, tu peux mettre la table ?
— Peux pas. Suis mouru.
Et Petit-fils se lança une nouvelle fois dans une explication biscornue et foisonnante, tentant d’expliquer à nouveau aux vieux deux pattes qu’il était dans son jeu vidéo. Que le jeu, c’était un peu comme un rêve (un peu seulement). Qu’il s’y déroulait un tas de choses, un monceau d’évènements. Qu’il en était le héros bien sûr. Omnipotent et puissant. Mais que parfois il lui arrivait des bricoles et qu’il se retrouvait mouru. Mouru semblant bien sûr puisque c’était le jeu. Qu’en fait il ne s’était rien passé. C’était semblant. Mais un semblant qui ressemblait tellement à quelque chose de vrai qu’on pouvait confondre. Et, en tout cas, c’était impossible pour lui d’être mouru quelque part tout en mettant la table ailleurs. Il pouvait pas faire deux choses à la fois, enfin si, mais pas des choses aussi différentes. Donc là il était dans le jeu et il se bagarrait ferme, et c’était pas de la tarte. Parce qu’ils étaient bougrement de mauvais poil les Ratas (= bestioles infâmes venues des abysses interstellaires) qui venaient en face. Armés. Cuirassés. Dentés. Écaillés. Feu et flammes. Et une vilaine queue qui balayait les arbres et les oiseaux qui y nichaient tombaient comme des grêlons. Pas facile d’éliminer ces terreurs d’aliens. Et que ça y était, il était mouru, d’un revers de patte griffue. Papi et Mamie ne doivent pas s’inquiéter : il allait renaissu. Mais pas tout de suite. Dans quelques minutes. Là il était nulle part. Et quand on est nulle part, on peut pas mettre la table.
Le grand-père essaya d’expliquer à Simon que, justement, ce serait gentil de mettre le jeu en pause. Qu’il pourrait reprendre un peu plus tard sa partie. Après avoir mis la table comme Mamie le demandait. Il pourrait même manger avec eux le poulet et les frites. Avec du bon ketchup. Il aurait une banane en dessert et…
Simon était furieux de voir que Papi refusait d’entendre. D’écouter. De comprendre. Le jeu ne pouvait pas s’arrêter comme ça. Ah il était gentil grand-père !! Mais est-ce qu’il était conscient que l’avenir du monde était entre ses mains, à lui, Simon ? Et que s’il interrompait le cours de la bataille, les aliens, pendant ce temps de latence, pourraient bien se réarmer de plus belle, reformer leurs bataillons dispersés, se remettre en ordre parfait de triangle et rectangle prêt à l’assaut ? Alors que se passerait-il si, dans le même temps, Simon se mettait au vert, baguenaudait avec assiettes et verres, grignotait la patte de volatile et se gargarisait de ketchup à la banane ? Non, on se devait, quand on était mouru, de rester vigilant, l’esprit alerte, prêt à dégainer dès qu’on renaisser. Prêt à sauter dans l’action. On ne devait pas couper le fil de l’histoire.
Le grand-père tenta une autre approche et argua que si le jeu ressemblait (un peu) à un rêve, on pouvait tout à fait se réveiller. Le rêve s’arrêtait. Et le soir, quand on allait se coucher, on repensait au rêve de la nuit précédente pour renouer le fil. Et zou, ça repartait.
Simon se demanda pendant quelques secondes si grand-père le prenait pour un débile. Où avait-il vu qu’on pouvait reprendre le rêve de la veille ? Jamais Simon n’avait connu ça. Le soir, il emmenait sa tablette dans son lit, il se cachait sous la couette épaisse, histoire que personne ne voie la lumière de l’écran, et il jouait, jouait, et s’endormait dessus. Mouru, pas mouru ? Ça dépendait. Mais en tout cas, comme une parenthèse, une brèche pour lui, le héros bravissime, et idem pour les vils ennemis. Le matin discrètement, dès qu’il ressentait sous le doigt les touches de son clavier, il remettait le jeu en route, espérant qu’il pourrait surprendre l’ennemi encore en veille et en faire de la chair à pâté. Malheur ! Souvent l’ennemi était déjà sur le pied de guerre et Simon était mouru très rapidement. Et ça se compliquait avec le réveil, la toilette, le petit déjeuner, etc… Il se sentait pas bien le jour entier, jusqu’au soir où, enfin, toutes affaires cessantes, il pouvait reprendre sérieusement les choses en main. Où grand-père avait-il appris qu’un rêve durait toute la journée ? Parce que s’il suivait la logique de Papi, le matin on se réveillait, on quittait le rêve, on s’agitait et on essayait de retrouver la trace du rêve quand on s’endormait le soir. N’est-ce pas ? C’était ça ? Mais non, Papi, je sors jamais de mon jeu. Jamais, Papi, je suis toujours dedans. Quand je suis mouru, je suis dedans tout de même. Je suis dedans tout le temps.
Papi se dit qu’effectivement Simon était toujours à l’ouest. Quelque part. Le matin, quand on arrivait à l’extraire de son lit, Simon filait faire sa toilette et c’était une grande et longue toilette car il fallait nettoyer les jambières et les gantelets, cirer les bottes, redorer la cuirasse, coiffer les plumes du casque et, surtout, bien vérifier son armement. Quand il mangeait, il nourrissait son familier en cachette et faisait tomber miettes de gâteau et petits bouts de viande pour que l’animal puisse se remplir l’estomac. Quand il allait aux toilettes, on ne savait pas trop ce qui se passait sauf qu’on entendait des onomatopées et des exclamations fuser derrière la porte verrouillée. À l’école, Papi savait que Petit-fils dessinait des aliens sur toutes les feuilles de son cahier, qu’il agrémentait de soleils couchants et de lunes déliquescentes sur fond de montagnes arrogantes. Et en promenade dominicale, alors là c’était le bouquet : Petit-fils voyait des Ratas partout, de toutes les couleurs suivant leurs grades et leurs missions, cachés dans les feuilles, se confondant avec les troncs, bouffant des champignons et grimpant sur le dos des mouches vertes. Pas moyen de faire sortir Petit-fils de ce que Papi appelait un rêve éveillé. Et que Simon appelait son jeu. Seulement son jeu.
— Tu veux pas sortir de ton jeu, un petit peu, pour nous faire plaisir ?
— Non, ça urge. Je peux pas. Ca craint !
— Ah … si ça craint !
Parfois, très très rarement, Petit-fils consentait à faire quelques pas dans la vie réelle. Dans la vie réelle de Papi et de Mamie, pas la sienne. Foulant sans joie la mousse neuve, jetant un œil amorphe sur l’écorce lichéneuse, et se demandant vraiment quel intérêt il pouvait y avoir à détriper une commune fleurette pour lui compter ses abattis.
— On peut rentrer dans le jeu, Papi ? Tu seras le vaisseau de reconnaissance. Celui qui est en avant. Mamie fera le vaisseau à l’arrière de la formation, le vaisseau hôpital.
Regard peu amène de la Mamie : je t’en ficherais du vaisseau en arrière garde !
— On y va. Sus aux ratas. Là derrière. Attention le nuage, il en est plein. Je fonce. J’arrose. Il est mort. Et celui-là, crevé. Zigouillé. Ah ah t’as vu, il a explosé. Les boyaux tout partout.
Et de fil en aiguille, d’aiguille en fil, Petit-fils ne vivait plus dans ce monde. Il vivait et mourait et ressuscitait dans un ailleurs dangereux, où l’on ne mangeait pas vraiment, où l’on n’était pas obligé d’aller à l’école, où l’on dormait semblant, où l’on veillait semblant mais où on se bagarrait pour de vrai. Où on était toujours en marche, les yeux grands ouverts, pour aller toujours plus loin, plus haut, en quête d’un infini qui semblait inaccessible.
— Et dans ton jeu, tu te reposes jamais ? s’enquit Papi un peu inquiet de voir son petit-fils trop pâlot à son goût et sans aucune appétence pour une chouette partie de foot ou une descente en luge ou pour un peu de jardinage, au printemps par exemple.
La question ne mérita même pas une réponse. Se reposer ? Dormir ? Et donc perdre son temps ? Et peut-être justement entrecouper cette splendide épopée par des rêves stupides qui déstabiliseraient le Brave guerrier qu’il était ? Comme si son personnage pouvait se permettre ses digressions. À la limite, car on ne pouvait pas y échapper, quelques heures de veille. Mais de veille, pas de pause. Pas d’arrêt. La veille, on reste là, on est actif, les yeux fermés.
N’empêche que Papi s’emmêlait de plus en plus dans cette seconde vie de Simon. Quelque part, il aurait volontiers tenté de s’immiscer, de rentrer dans l’univers de Petit-fils. Histoire d’être avec lui. Après tout quand il était petit il jouait aux cow-boys et aux Indiens, alors jouer aux aliens, pourquoi pas ? Et là il tiendrait vraiment la main de son petit-fils, parce que dans la vie de tous les jours, Simon ne donnait jamais la main, un guerrier ne donne pas la main. Et Papi se disait que finalement c’était mieux que dans un rêve, ce jeu-là, parce qu’on pouvait le diriger, on pouvait inventer des histoires. Seulement voilà : comment entrait-on là-dedans ? Comment lui pouvait-il trouver la porte ? La bonne porte ?
La nuit suivante, Papi fut agité et subit les reproches de sa femme le lendemain.
— Tu ne vas pas te mettre à te bagarrer aussi, non ?
Papi ne se rappelait rien du tout… Il s’excusa auprès de sa douce moitié qui était de plus en plus énervée.
Et qui le fut encore davantage le jour où Simon leur asséna crânement :
— À force de mourir, il y a des parties de moi-même qui meurent.
Et Simon sortit de la cuisine, fier comme un maréchal d’Empire.
Oh sapristi, le sang du grand-père ne fit qu’un tour. Ca ne pouvait pas continuer. Il fallait ramener le gamin à la vie réelle et plus vite que ça.
— Ça devient grave. Je suis inquiet. Faut prévenir sa mère. Faut qu’elle revienne vite. Ça prend des proportions. Qui nous dépassent. Il va y avoir une cata !
Avec une morgue hautaine et sarcastique, la grand-mère rétorqua vivement.
— Ah bon, demander à sa mère de revenir ? Qu’elle quitte son boulot à Paris pour venir s’occuper d’un gosse qu’elle a jamais voulu ? Mais mon ami, tu rêves !
Le grand-père fut perplexe, paumé, déstabilisé. Faut agir, déraciner le mal, extirper le brouillamini. Et ça tout seul puisque la grand-mère était partie dignement cueillir des haricots dans le jardin et que faire revenir la mère du petit apparaissait comme chose insensée et irréalisable. Il fila dans le couloir et entra en trombe dans la chambre de Simon.
— Ben dis donc, papi, tu ne te gênes pas !
— Non Simon, je ne me gêne pas ! Tout à l’heure tu as été bien conscient que tu as mélangé des mots de la vie avec les mots du jeu.
— Voui, peut-être bien.
— Tu m’avais dit que tu ne mélangeais pas.
— J’ai dit ça ? Peut-être bien. Voui.
— Alors, c’est quoi ce foutoir ?
— C’est ennuyant ?
— Très ennuyeux, oui.
— Mais, après que le jeu il m’a mangé, un bout de moi est allé voler sur les ailes de l’espoir. Les ailes du dragon espoir, et je suis renaissu.
— Dans le jeu, oui, mais les « parties de toi-même » qui sont mortes dans ta vraie vie, elles sont comment ?
— Ben pas renaissu, puisque les parties de moi-même elles sont pas dans le jeu.
— Tu comprends le souci ?
— Je comprends… Peut-être bien que le jeu, il me grignote en vrai. C’est très embêtant, tu as raison. Faut que je trouve un solutionnement.
Là, Simon réfléchit très fort. Il mit ses poings sur ses yeux, pinça ses narines et ferma la bouche pour se concentrer à l’intérieur de lui-même. Tant pis pour les oreilles, il y aura une fuite.
— Si on mélange les mots de jeu avec les vrais mots, qui c’est qui gagne ? Le mot de jeu ou le mot de vrai ?
Papi n’en revint pas. Et resta clos, muré. Empêtré. Il ne savait pas. Il dit : je ne sais pas, à son petit-fils. Ils se regardèrent tous les deux. Simon dit : je résolverai ça tout seul, comme d’hab. Papi quitta la chambre de Simon et referma doucement la porte.
Ce soir-là Simon perdit sa dernière dent de lait.