Parce que Misia aime les pommes.

Parce que Simon aimait les pommes.

Parce que le prof vous dégoûte des pommes.

Parce que Grand-père continue de manger des pommes (au paradis des pommes).

Parce que je suis sûre qu’Erri de Luca aime les pommes :

« En bas dans les villes, les mots sont de l’air vicié… ici en haut, nous les gardons dans la bouche, ils coûtent énergie et chaleur, nous utilisons les mots nécessaires et ce que nous disons nous le faisons ensuite. Ici les mots vont de pair avec les faits, ils font couple. Les pas qui m’ont porté à cette altitude sont pour moi des pas en arrière, au temps des besoins plus modestes. C’est de l’air venu de loin, respiré avant par des arbres et des générations, passé sur des éruptions et des bûchers, sur des déserts et des forêts, sur les mers et sous les ailes des oiseaux, sur le sang que les hommes versent t entre eux. C’est de l’air nettoyé. Ici l’inspiration entre dans le nez et la muqueuse renifle l’histoire de l’air, ses voyages. »

(Sur la trace de Nives)

Parce que, là-haut sur la colline aux arbres fruitiers déplumés, il y a une saprée bonne odeur de pommes pourries, en pleine déliquescence d’alcool sur fond de feuilles rouges, sur fond de terre ample et noire.

Quatre pommes rouges dans un compotier d’opaline blanche sur la table de la salle à manger.

Le petit fils, Simon, et le Grand-père. Sur un chemin. Banal le chemin. Gravillonneux sans excès. Pissenlits et marguerites sur les bas-côtés. À gauche la vallée encaissée et le village tout distendu le long de la rue. Pointant son clocher comme phare malappris, l’église un peu en retrait. À droite la forêt agrippée à une pente pas très pentue, juste ce qu’il faut pour que sapins et épicéas prennent vie. À perte de vue des champs, des prairies, des bouts de forêts perdus dans un brouillard léger et gentillet. Au bout du chemin, un espace dégagé à peu près plat d’où ressortent comme asperges des bois quelques squelettes d’arbres qui furent joufflus et râblés. Qui furent pommiers.

— Tu vois là-bas, mon petit, mon enfant, le bout de terre tout plumé. Tout ranci. Tout noir de suie. Trop délavé. Trop en pente. Pas bien situé. Pas bien drainé. Trop près de la forêt. Trop près des sangliers. Pas bien situé. Grand nord à la fenêtre. Si fenêtre il y avait et sud dans le dos, dans le mur qui soutiendrait la forêt en pente. La forêt tout près. La forêt des sangliers. Faudrait un mur pour empêcher les sangliers de venir dans le jardin. Il faudrait un mur pour contenir la terre en pente. La terre qui roule en ruisselets fils roussâtres et graviers mordorés. La terre qui dévale sous les racines de la forêt derrière. Sur un versant sombre. Tout au-dessus une croix de Mission en bois noir, la foudre, le doigt de Dieu sur sa croix de misère. L’ancienne est tombée déjà. La nouvelle ne tiendra pas longtemps, les scouts sont partis avec Monsieur le Curé, dès que la neige est fondue, avec des poutres, pour remonter une croix au-dessus du versant aux sangliers. Il fallait, c’était la volonté divine. C’est con, ça gâche le paysage. Mais je serai en-dessous, mon petit, mon enfant. En dessous, au bas de la pente qui déferle, qui glisse, qui suinte. À l’aplomb des ruisselets cavalcadeurs qu’on ferait passer sous la maison si un jour je peux mettre ma maison là. En bas, juste assez de terrain pour y poser le solin de bonnes pierres et élever des murs de torchis et de paille. Et la charpente de bon bois, le bois qu’on tirerait de quelques arbres un peu au-dessus, à côté de cette croix de bois qui penche – les scouts n’avaient pas de niveau sans doute ou bien le noroît de cet hiver l’a extirpé hors de sa phalange neigeuse. À côté quelques beaux troncs droits qu’on effilerait. Et dessus de la bonne tuile. J’irai la récupérer sur le chantier de démolition de l’usine textile en bas, à côté du village, là où on va mettre un terrain de sport. J’irai les chercher là mes tuiles, il y a un gros tas. Les fenêtres, les portes, c’est autre chose. Faudra que je demande à Petit Beurre de venir me donner un coup de main. Petit Beurre, le menuisier. Il a cinquante balais mais sa vieille l’appelle toujours comme ça : « Petit Beurre, oublie pas d’aller chercher le pain – Petit Beurre, t’as rentré le chat ? – Petit Beurre, le coq s’est filé dans les haricots du voisin ». Petit Beurre il me donnera un coup de main, parce que c’est pas pratique à faire ça, la porte et la fenêtre. La flotte, pas compliqué. Avec tout ce qui dégouline dans la pente, ça doit pas être sorcier d’aménager quelque chose pour récolter les ruisselets. Un genre d’abreuvoir. Et d’y installer un filtre, histoire de boire un truc correct. Tu vois là, mon petit, mon enfant, sur ce terrain tout raviné, tout bruni, tout sale, où qu’y a rien qui pousse, j’y mettrais ma maison. Parce que je peux pas continuer à vivre chez ton papa et ta maman. Me faut une maison à moi tout seul.

— Tu me l’as déjà dit. Tout ça tu me l’as déjà montré. Je sais tout ça. Mais t’es pas bien chez nous ?

— Si si mais j’ai toujours fait des trucs, je suis désœuvré. Faut que je fasse des trucs. Pas tant qu’avant, mais je m’encroûte. Je m’ennuie. Faut que m’active.

 — T’as qu’à faire le jardin, papa il aime pas.

— Il est pas à moi le jardin. Je veux ma terre.

— Et ici c’est à toi ?

— Non, mais c’est tout comme. Je veux que ce bout de terre là il reparte. Il est vieux oui. Mais il peut encore donner quelque chose. Même les vieux ils peuvent encore.

— C’est pas vrai. Quand tu peux plus, tu peux plus qu’elle a dit maman. Faut te reposer qu’elle a dit maman. Et le bout de terrain là aussi faut qu’il se repose. Franchement, je trouve pas ça une bonne idée, Grand-père. Le terrain que tu me montres, le terrain là tout raviné, tout bruni, tout sale, il est comme ça parce qu’il y a trop d’eau qui vient du dessus. C’est trop pentu derrière. Ta bicoque elle filera plus bas, vers la rivière, lorsqu’il pleuvra trop. S’il a cette gueule ce terrain c’est bien parce qu’on peut rien y faire. Rien y faire du tout. Pas une maison, mais pas un champ non plus, rien. Il est fichu ce terrain. Mortibus. Faut le laisser aux sangliers.

— T’as tort, mon enfant, mon petit. T’as pas le droit de dire qu’un terrain est foutu. C’est pas juste. C’est pas bien. Tu fais mal à la terre en disant ça. T’as déjà dit à quelqu’un qu’il était foutu ? J’espère bien que non parce que t’as pas le droit.

— S’il est malade, Grand-père, on peut le dire. Et là ta terre, elle est malade. Elle vaut rien. Tu peux pas la drainer, tu peux pas la guérir de son trop-plein de flotte dans son ventre. C’est pour ça que personne n’en veut de ce terrain. Il est juste bon pour les sangliers. T’as plus qu’à installer une balançoire et un toboggan pour les marcassins. Ou une piscine parce que de la flotte, il y en a !

— Tu es sarcastique mon petit, mon enfant. Tu es moqueur et malpoli. Fiche le camp.

Et Grand-père alla seul vers le bout de terre tout plumé. Pour aller caresser les pauvres arbres édentés. Et leur dire de ne pas s’en faire. Qu’il allait s’occuper d’eux. Qu’il comprenait leur misère. Et qu’il allait les aider. Et il leur chanta une petite complainte : « Et au printemps prochain, tout doux, tout doux, les chatons pendants sous la lune claire. »

Simon redescendit le chemin seul et rentra à la maison, seul. Maman s’en inquiéta :

— Ben qu’est-ce que tu as fait de Grand-père ?

Simon répondit que Grand-père lui avait encore parlé de son projet de maison et qu’il était resté là-haut dans le champ pourri à tapoter les troncs des arbres squelettiques. Maman hocha la tête. Papa se rembrunit.

Lorsque Grand-père revint, à la nuit presque tombée, il prit appui contre le chambranle de la porte et dit :

— Il n’y a pas que les arbres qui sont malades dans ce monde, il y a aussi les hommes, et les enfants. Qui croient plus à rien. 

Et il partit se coucher. Sans manger, sans dire bonsoir.

Par acquis de conscience, Papa se renseigna le lendemain à la mairie sur l’éventualité d’un achat du vieux verger. Monsieur le Maire lui rétorqua que le terrain n’était absolument pas en vente et que, de toutes manières, il était impensable qu’il soit viabilisé un jour. Grand-père en fut informé et s’en ficha complètement.

Et remonta derechef voir « son » terrain. Tout seul. Sans son petit-fils qui ne comprenait rien à rien. Le mesura. Calcula comment faire tenir les murs de sa maison sans abattre aucun pommier. Choisit l’endroit de l’abreuvoir. L’emplacement du poulailler. Jusqu’au jour où il ne rentra pas le soir. On courut au verger et on trouva Grand-père bien étendu dans la boue luisante et douce, tout souriant, et serrant dans sa main droite une vieille pomme noire qui dégueulait.

Simon refusa tout net d’aller à son enterrement. Il était contrarié. Il n’avait jamais fait vraiment la paix avec Grand-père. Grand-père s’était muré et Simon aussi. Résultat : deux murs et rien qui ne poussait. Rien qui était vivant. Rien qui renaissait.

Il alla à l’école comme les autres jours. Le professeur, rougeaud et moustachu, s’époumonnait et tentait de convaincre ses ouailles que les friches industrielles de la région pouvaient être transformées en salles de spectacles, résidences d’artistes et tutti quanti. Simon n’écoutait pas. Quelque chose l’en empêchait. Il aurait voulu revenir en arrière.  

Simon alla le dimanche suivant vers l’ancien verger. Il avait le nez en l’air. S’il avait baissé le regard il aurait vu que tentait de se redresser une tige mollassonne et d’un vert très tendre, qu’il piétinait sans y prendre garde. La levée de terre d’un jeune pommier n’est pas évidente. Il se mit à pleuvoir. Simon avait les pieds mouillés, il descendit en courant le sentier pentu. La tige mollassonne se redressa, but et vécut. Simon ne le sut pas. Mais ce qu’il sut, c’est qu’on ne peut pas revenir en arrière.

Le problème de maths : sachant qu’un pommier donne tant de kilos de pommes, qu’à la fin de la saison tant de pommes ont été cueillies et que le verger fait tant d’hectares, combien de pommiers y-a-t ’il dans ce verger ?

— On m’aura embêté jusqu’au bout, maugréa Simon, je ne veux plus entendre parler de pommes, je hais les pommes ! 

Trois oranges dans un compotier d’opaline blanche sur la table de la salle à manger.

Étiqueté dans :