Misia s’émeut : en décembre 2019, elle partait voir les aurores boréales en Laponie suédoise. De cette belle aventure, comme un air de nostalgie.
Elle n’ira pas plus loin aujourd’hui dans les arcanes des souvenirs. Ou/et des citations plus ou moins échevelées qui jalonnent sa route.
Ne restent que ce petit renne dans l’histoire et que ce gros renne dans l’image.
— Oui j’ai entendu – dit l’auteur à son commanditaire – Un truc dôle. Non, pas drôle, excusez-moi ! Un truc mignon, gentil, qui fait pas peur, qui n’est pas crash, qui fait sourire les petits gniards bien proprets et les mamies Petit Beurre.
— J’ai compris- redit l’auteur- Pas la peine de me le répéter trente six fois. Mais c’est dur, très dur. Pas du tout dans mes cordes. Justement dites-vous ? Comment ça, justement ? Ah pour que je ne stagne pas, que je m’évade, m’épanouisse dans autre chose, que je cultive des espaces nouveaux et défriche des buissons amazoniens.
Euh oui. Tiens, il neige. Et l’auteur de regarder les flocons se carapater sur son velux. On y va, on y va. Je ne regarde plus les flocons. Enfin si… enfin non !
Or donc, c’est la brume. Une espèce de chose très gluante et très opaque qui cache quasi tout. Sauf de temps en temps, elle se déchire et là on voit un lac d’argent, des collines et des forêts toutes blanches (à cause de la neige justement), des lambeaux de ciel bleu et la route qui serpentiforme le long du lac, un peu blanchâtre un peu brillante un peu verglacée. Mais le lapon petit bus brinqueballant s’en fiche complètement et continue à ahaner à son rythme légendaire. Ça tourne et ça retourne et ça s’éclaire : c’est bien beau, glacé, couleurs franches abruptes gelées miroitantes. Brillantes. Des tableaux de grand luxe.
Et au bord de la route, dans un de ces éclairs de vive lumière qu’on attend bien sûr, un petit renne bien tranquille, museau en l’air et une patte levée.
— Pourquoi ce petit renne a-t-il une patte levée ?
— Ben il fait du stop, tiens !
— Ah bon et ça marche ?
— Oh oui pas mal. Mais il n’y a pas beaucoup de voitures, alors parfois il faut attendre longtemps.
— On aurait pu le prendre.
— Non, avec ses bois ce n’est pas pratique. Quand ils n’ont pas encore de bois, je veux bien – dit le chauffeur – mais là ça peut être dangereux pour les passagers.
— Et pourquoi il fait du stop ?
— Ben il veut voir du pays pardi. Il a envie de se promener. Et puis à cette époque de l’année, les pauvres bestioles sont toutes réquisitionnées pour aller tirer les traîneaux des Pères Noël.
— Ah… il y a des Pères Noëls ?
— Bien sûr, comment voulez-vous qu’un pauvre zigue fasse tout, tout seul. Et puis les rennes, bon ça galope, mais ça a souvent la tête en l’air, ça rêvasse et ça dort et ça bouffe beaucoup. Et si vous ne leur donnez pas du lichen en quantité suffisante, ils ralentissent et ils s’arrêtent, et après c’est pire que des ânes. Donc le convoi se met en retard. Les cadeaux n’arrivent pas à temps, ça gronde partout de mécontentement apocalyptique et c’est le bordel !
— Et le petit renne ne veut pas tirer le traîneau ?
— Exactement, ce n’est pas agréable. Le traîneau est lourdement chargé et ça lui fiche un de ces mal de reins ! Et puis les Pères Noëls ce n’est plus ça de nos jours. Avinés, grincheux, contestataires, grondant après des salaires insuffisants et leur intermittence supprimée. Pas drôle le reste de l’année pour eux ce boulot-là. C’est très intérimaire et peu sûr. Avec des quartiers entiers qui se sont éboulés, d’autres qui sont partis en cendres ou au fond de la mer quand ce ne sont pas les bombes et les missiles qui leur tombent dessus. Maintenant certains pays, ils refusent d’y aller. Ou alors à des conditions bien trop onéreuses. Non il y a la crise ici aussi et les rennes ne sont pas idiots. Ils veulent bien encore faire mumuse à traîner des touristes sur des lacs craquants, en passant exprès près des branches d’arbres pour que les museaux des touristes soient tout zébrés. Ça les fait rigoler. Ou alors en loupant semblant des troncs pour faire hoqueter le traîneau et les touristes font oh ah oh croyant leur dernière heure arrivée. Là ils en pissent tout jaune dans les lichens tellement ils s’amusent. Mais les traîneaux des Pères Noëls, à d’autres. Celui-là il est pas bête, il se fait la malle un peu avant les fêtes pour ne pas être réquisitionné.
Petit renne lève la patte, lève la patte. Une voiture s’arrête, ou plutôt glisse et s’arrête un peu plus loin. Toutes les portières s’ouvrent, on pousse, on tire petit renne qui baisse la tête. Les portières se referment. Joli dérapage contrôlé au départ. Petit renne est parti. Dans les aurores boréales verdâtres. Tout au-dessus des grandes forêts silencieuses blanches et noires. Une lune brouillée couleur de rouille.
Petit renne est arrivé dans une ville illuminée de partout. Qui s’appelle Kiruna. Partout des dizaines et des dizaines de projecteurs à la verticale sur un rang, deux rangs, sur trois rangs jusqu’au ciel orange et jaune pétant, pétaradant de lumière. Les projecteurs de la mine. Les projecteurs des mines. Des multiples mines qui font écrouler les maisons en surface. Sur les flancs dévastés des collines éventrées. Des dizaines de feux. Petit renne n’en revient pas.
Le restaurant de Kiruna ferme ses portes. Il y avait du monde ce soir. Le propriétaire du restaurant s’en frotte encore les paluches et reste la main sur les clés de la porte. Ne voit-il pas un renne dans la froidure piquante d’un hiver qui approche ? Un renne bien tendre et dodu, encore jeunet à en croire ses bois gringalets. Les rues sont boueuses, mélange de neige fondue et de crasse et de sel et de cailloux concassés. La main sur les clés. Il voit de la viande sur pattes. Il voit déjà le petit bestiau coupé en morceaux et jeté dans la marinade – laurier- carottes- genièvre. Un plat succulent pour sa clientèle dans quelques jours. Le temps que la bidoche devienne tendre et goûteuse. Et zou, ni une ni deux. Notre bonhomme s’approche de petit renne pas farouche qui croit qu’on lui apporte quelque gourmandise fruitée – c’est qu’il a faim – et zou, plaf un bon coup derrière les oreilles, la porte qui s’ouvre à nouveau, la lumière derrière les volets, des bruits. Ça dure… Méchant bonhomme !
L’auteur suggère de s’arrêter là.
— Hein ? – dit la commanditaire – Mais mon pauvre ami, c’est n’importe quoi. Et qu’est-ce que vous faites de petit renne ?
— Ben, il est taillé, coupé, mis en marinade, puis dans le beurre pas …
— Oui bon je vous interromps, on n’est pas dans une recette de gibier. Donc vous faites disparaître petit renne dans votre marmite ?
— Que oui et après dans l’estomac de ma clientèle adorée.
— Et vous appelez cela, monsieur l’auteur, un conte sympathique, une nouvelle agréable et raffinée ? Petit renne broyé sous la molaire suédoise ?
— Pas vraiment mais en tout cas c’est une nouvelle morale.
— Qué ?
— Voui, Madame, une nouvelle à la mode de la Comtesse de Ségur et de Madame de Genlis : on ne doit pas quitter son papa et sa maman sans prévenir, on doit rester à sa place, on ne doit pas divaguer, on doit rester sage… Sinon le Bon Dieu vous punit, comme le furent l’agneau divagueur des fables et la chèvre des Alpilles. Petit renne est bouffé et c’est bien fait pour lui.
— Mais vous êtes une horreur d’auteur. Vous allez me changer ça et vite fait, sinon pas de cadeau dans la chaussette.
Il neige à gros flocons. L’auteur, pensif, pianote sur son imagination. Idée !
Saint Nicolas passait justement par-là sur son bourricot pelé. Il a bien vieilli, l’âne, mais aussi St Nicolas. Il n’y voit goutte. Il entend des braiments (ça doit braire un renne, non ?). Il entend des appels à l’aide. Ça fait tilt dans sa caboche encore vermeille. Les petits enfants dans le tonneau. Les petits enfants dans le tonneau de saumure.
— Mais qu’est-ce qui raconte, notre bon St Nicolas ?
— Les petits enfants, je les entends, le méchant boucher les a mis dans le tonneau de saumure, il les découpera en morceaux et les fera cuire. Il faut sauver les enfants.
— Mais, bon St Nicolas, vous l’avez déjà fait, ce miracle là, vous les avez déjà sauvés les petiots et vous les avez même ressuscités car ils étaient en piètre état.
— Oui mais ça recommence, il faut toujours remettre sur le feu son ouvrage.
— Mais qu’est-ce que vous racontez ? C’est pas ça qu’il faut dire : c’est remettre toujours son ouvrage…
— Là … là vous entendez, les petits enfants, il faut que je les sauve.
Et St Nicolas, n’écoutant que son chevaleresque courage, saute à bas de son âne, défonce la porte avec sa crosse et se précipite dans l’arrière-salle où le bonhomme restaurateur/boucher est en train de dépecer petit renne.
— Arrête, méchant boucher, créature satanique, laisse ces enfants tranquilles, je m’en vais les ressusciter et toi tu crèveras dans le péché et la damnation.
Et Saint Nicolas de lever sa crosse, mais plouf il s’empêtre dans les plis et replis de son rouge manteau et de sa blanche robe et patatras sur le sol carrelé plein de poils de renne. Le boucher court vers le pauvre saint tout étendu, répandu, cassé, le relève doucettement, l’époussète, lui refile sa crosse un peu tordue et l’aide à sortir et à remonter sur son âne qui ne demande pas mieux que de se remettre à trotter.
Pendant ce temps, petit renne, pas bête, mais avec quelques belles touffes de poils en moins, s’est remis d’un bond sur ses pattes et se précipite hors la maison à toute vitesse. Enfin aussi vite que lui permettaient ses pauvres pattes tremblantes d’effroi. Il gambade comme il peut, c’est-à-dire tout de travers, et de guingois et de traviole, se cachant le long des murs, frôlant des congères de neige et rattrape le bon Saint Nicolas.
— Prenez-moi avec vous, bon Saint Nicolas.
— Mais oui mon enfant, viens, saute derrière moi sur ma vaillante monture et tiens-toi à moi. Nous allons à Saint Nicolas de Port. Ecouter la belle grand-messe qui va être donnée en mon honneur. Tu me serviras d’enfant de chœur, mon enfant. Ne tremble plus, tu es sous la sauvegarde du bon Saint Nicolas.
Et sur les chemins de Suède, sur les bateaux de la Mer du Nord s’en va trottant le vieil âne décrépit et son maître se dit que l’enfant qu’il vient de sauver est bougrement poilu et chaud et qu’il porte un curieux bonnet à pointes veloutées. Dommage juste qu’il ne chante ni ne joue d’un instrument, le voyage aurait été moins long. Dommage aussi qu’il faille s’arrêter tout le temps pour lui laisser le temps de manger. Saint Nicolas n’avait jamais connu d’enfant aussi glouton.
Là-bas, au loin, dans le soleil rouge d’un couchant précoce se détachent les hautes tours de la basilique. Et dans le clocher, sonnent en do, fa, si, ré, sol, Jacqueline, Edmond, Jeanne, Monique, Camille, Huguette, Louise, Franceline, et les autres, les anciennes, les nouvelles, et surtout Maria-Giulia qui donne un mi de raisin et d’olive touillés dans l’eau bénite.
Il neige toujours.