Misia a peut-être l’esprit à l’envers, voire parfois un peu déplacé, mais tout de même. Elle ne veut pas, en ces jours de fête, vous rendre tristes au point de mouiller vos manches.

Or donc, un petit conte mignonnet vous attend entre la poire et le fromage. Elle n’a même pas voulu muscler la fin, un peu trop légère et vaporeuse à son goût. Elle lui a laissé une évanescence subtile, comme ces flous artistiques masquant à peine la tendresse palpable et les effusions d’antan.

Et comme elle adore les écureuils et qu’elle ne peut s’empêcher de « citationner » à loisir, voici une jolie pensée d’Harold Pinter :

« Chaque particule d’une œuvre d’art devrait casser une noisette ou contribuer à exercer une pression qui cassera la noisette finale. Chaque idée doit posséder à la fois rigueur et économie, et l’image, disons, qui en est l’expression doit se trouver en correspondance et en relation exactes avec cette idée. »

Ça lui plaît bien de penser que nos amoureux ont fait surgir des ribambelles d’images et d’idées rondes comme des pommes, juste en tapant sur des noisettes.

Et un petit « re » en bonus extrait d’un poème en latin d’Ange Politien :

« Fille plus folâtre / que le moineau au printemps / ou que l’écureuil qui se joue, / câlin, sur le sein d’une enfant. »

C’est-y-pas ravissant ?

Le grand père dit :

— Petit fils, je vais te raconter une histoire.

— Si tu veux, père-grand. Tu sais que moi, les histoires, ça me branche pas vraiment. Mais on dirait que ça te fait plaisir. Et moi je veux te faire plaisir aussi parce que tu es gentil avec moi. Tu es tout doux.

Le grand père se rengorge. Ce n’est pas n’importe qui, son petit-fils. Il raconte d’une voix un peu essoufflée. Un peu vieillie. Juste pour bien montrer au petit-fils qu’il s’agit d’une histoire ancienne, patinée par le temps, lustrée par les années qui sont passées dessus comme cire sur l’armoire bretonne. En fait le grand père a une voix tout à fait normale. Mais ça fait mieux de la rendre conforme à celle d’un conteur barbu, assis au coin de la cheminée, en train de siroter une bière qui gargouille sur sa barbe blanche de neige.

Or donc, dit le grand père, nous sommes dans une forêt. Pas un noir bois. Non, une forêt aérée, lumineuse, une forêt dans laquelle les troncs s’argentent, et les feuilles se dorent. Toute parfumée. Toute décorée de baies rouges – comme le houx – et noires comme fruits de sureau. Par terre, mousse et lichen. Recouverts d’une pelouse de feuilles mortes orange et rouge. Et sautillant, gaillard et frais comme esturgeon, un écureuil roux au pelage de bête en peluche. L’œil noir, vif, allègre. Petit museau velouté. Pattes agiles. Queue gracieuse. Un beau spécimen d’écureuil, encore juvénile, mais déjà adulte. Et cet écureuil que nous nommerons Écureuil ne se sent plus de joie.

Celle qu’il aime. Qu’il chérit en son cœur naïf et pur, lui a dit : oui, Écureuil, j’accepte ton invitation. Je serai à tes côtés demain soir. Nous ferons la fête. Je m’habillerai de soie rose et mettrai ma barrette de nacre sur l’oreille gauche. Je serai à tes côtés.

Écureuil en a été bouleversé. Il s’attendait à un peut-être. Je ne sais pas. Il faut que je réfléchisse. Ah… suis-je libre ? Alors que non, à sa demande, immédiatement, sa douce lui a tendu une menotte dodue, l’a posée sur la sienne, à lui Écureuil, et lui a dit oui. Un oui sans hésitation. Sans doute. Sans revers. Sans retour.

Promptement, Écureuil s’affaire. Il s’agit de préparer un repas peu ordinaire. Il mettra la table sur cette souche bien plate, sans esquilles, toute ronde.

Voyons le menu : comme Écureuil est tout empli de prévoyance, il ne lésinera pas sur les bonnes choses :  glands à la gelée de mûres, marrons verts confits dans sa gangue de noisette grillée, châtaignes à la crème fraîche, noisettes en sorbet caramel et noix concassées en fricassée de potimarron. Il ajoutera des champignons séchés marinés au citron et à la mirabelle, quelques écorces finement râpées et saupoudrées de gingembre et de cardamome et surtout une pleine marmite de pommes de pin. Tout à l’heure ensemble, queues entrelacées, ils les décortiqueront pour trouver les graines de pins si âprement convoitées et appréciées.  Dans de petites coupelles, il disposera quelques menues friandises comme cerises à l’eau pure de la source Blanche, lamelles fines de pommes, petites fraises des bois, prunes mignonnettes et boules de cyprès. Jeunes bourgeons tendres comme asperges servis avec une sauce à l’œuf, et fleurs de coquelicot et de marguerites décoreront la table. Et pour l’apéritif… mais oui, il a encore quelques asticots dodus et grillons au barbecue.

Écureuil s’affaire. Trie, arrange, coupe, cisèle persil et estragon, sale prudemment et s’assied sur son derrière en attendant sa belle. Il allumera les bougies au dernier moment.

Il attend. Il regarde fixement le chemin par où sa dame doit arriver. À moins que coquinement elle n’arrive pas une autre voie, pour lui faire une surprise, mettant sa patouille odorante sur ses yeux et lui susurrant : qui c’est ?

Il attend et se lasse. Dame Écureuillette lui poserait-elle un lapin ? Ce n’est pas possible. Pas elle. Si belle, si pure (il l’a déjà dit…). Et puis tout va être trop froid, les aliments vont se réfrigérer, se dessécher sous le frimas de l’impatience. Il ne manquerait plus qu’il pleuve. Ah non, pas de crainte de ce côté-là, la lune miroite.

Froufrou dans le feuillage. Un murmure. Des murmures. De petits rires. On dirait que sa Belle n’est pas seule. Il entend… DES voix. Comment cela ? Qu’est-ce ? Ce n’était pas prévu. Ce devait être un repas en tête en tête, avec chuchotis et grâces amoureuses. Il aurait même peut-être fait sa demande. Il avait toujours rêvé fonder une famille et bercer un écureuillon dans ses pattes de papa poule.

Las ! Cruelle réalité. Certes sa dame est là, de soie vêtue et barrette de nacre à l’oreille pointue mais elle donne le bras à un autre écureuil un peu noir, un peu gris. Et de l’autre côté un autre encore. Et derrière elle, et un peu plus loin et de droite et de gauche, petits, gros, nettement gros, même des qui lui ficheraient la trouille s’ils n’accompagnaient pas sa dame.

Qui lui dit

Mon chéri (ouïs-je ??), je me suis permis… Tu es si gentil. Si affectionné. Si attentif à tous mes désirs depuis plusieurs mois déjà. Que j’ai pensé que tu voudrais peut-être connaître ma famille. Car vois-tu, je ne suis pas d’ici… Eh non, je suis étrangère. Tous, toutes, nous venons d’Amérique. Nous avons débarqué en Italie et nous avons passé la frontière avec beaucoup de difficulté. Nous savons que vous, écureuils roux, vous n’aimez guère les étrangers et que la cohabitation entre nos deux races ne se passe pas aisément… Mais justement, en ces temps de fête, mon chéri, mon aimé (qu’ouïs-je derechef ??), ne pouvons-nous pas, au moins un soir, tous ensemble, oublier nos querelles et faire la fête en toute amitié et en grande paix ?

Écureuil fut ébranlé. Sa dame, une étrangère ? Elle lui avait pourtant semblé bien rousse. Quoiqu’en y regardant de plus près, il y aurait bien par ci par là quelques taches cendrées. Euh, ben, c’est-à-dire, aurais-je assez, que..

Il a dit oui. Venez !

Et ce fut le chaos, l’orgie, l’attaque de la bonne bouffe. Tout fut renversé. Sous les coups de butoir d’une bonne dizaine d’écureuils en mal de festins, les mets délicats furent absorbés, quasi digérés au fur et à mesure qu’ils glissaient dans des estomacs en manque de douceurs et de raffinement. Et ça rotait, ça pétait, ça éclatait de rire, ça cassait les pommes de pin qui explosaient. Écureuil rechargeait les plats, courait à la réserve, revenait avec du rab pour tenter de satisfaire ses convives affamés et heureux, mais alors heureux. Le bonheur débordait dans la clairière qui irradiait sous la lune/miroir.

Deux heures après, repus, queue traînante, toute la famille commença à prendre le chemin du retour. La route était longue, parait-il. Et il ne manquerait plus que de rencontrer un animal féroce. Et la belle, la dame de ses pensées, disparut dans une envolée de soie rose.

Écureuil resta tout seul. Debout. Au milieu des plats renversés, des épluchures, des rognures, des décorations qui ne se mangeaient pas, de la cire qui coulait des bougies. Sous la lune qui crépissait les branches noires. Dans une nuit qui s’enfonçait en lui. Il était triste et désemparé. Pas du tout comme ça, répétait-il. Vraiment pas du tout.

Mon chéri, mon aimé (hé ??), oui c’est moi, moi qui reviens. Ils rentreront tout seuls, ils connaissent le chemin, ils n’ont pas besoin de moi. Ne t’inquiète pas. Moi je reste. Avec toi. Toujours. À la fin de l’hiver, nous aurons un écureuillon. Et tu seras papa. Et je serai maman. Car un garçon comme toi, avec le cœur sur la main, aussi gentil, aussi compréhensif, je n’en rencontrerai jamais d’autre. Ce que tu as fait pour ma famille, c’est le plus beau cadeau que tu pouvais m’offrir…

Écureuil en pleura de joie. Il enroula sa queue en spirale autour de celle de sa dame, et déposa un doux baiser sur le museau de l’aimée.

— Voui, ça se termine bien. Mais franchement grand père, crois-tu que l’écureuil il puisse trouver des fraises, des prunes, des je sais plus quoi, en plein hiver ?

— Dans son congélateur bien sûr.

— Ah parce que ton écureuil il a un congélateur ?

— Bien sûr. Dans les contes on a le droit d’avoir tout ce qu’on veut.

— Et de dire n’importe quoi ?

— Euh… Pourquoi pas ! (allez, zou ! sur ce coup-là, grand père n’était pas certain)

— Alors moi j’ai la peau bleue comme les Schtroumpfs !

— Ah ben non, Simon, ça c’est pas un conte, c’est un mensonge ! 

Voui voui – reprit Simon in petto- les vieux deux pattes arrivent toujours à avoir raison. Allez, c’est jour de fête, je ne dis rien. Mais n’en pense pas moins. Et tiens, je vais lui faire plaisir : pas grave, grand -père, elle m’a bien plu ton histoire. J’ai plus trop l’âge de l’apprécier vraiment, mais ça fait rien. Je l’aime bien quand même !

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