Que voulez-vous !  Misia a du vent dans la cervelle. Du mistral qui plus est qui soulève les branches des oliviers et les jupes sèches et desséchées des chênes. Un ciel immaculé comme celui qui est peint à la nef de la grande collégiale, une lumière irradiante, une chaleur de soupirail. Et l’odeur, demanderez-vous ? Difficile à dire. La mer n’est pas loin, mais elle ne sent pas, il lui manque une bonne couche d’algues bien décomposées. La terre ne sent pas, elle a froid aux pattes, elle ne dégage rien. Les arbres roupillent et sont tout ankylosés, là aussi pas d’odeur. Que reste-t-il ? A vrai dire, justement rien. Ca sent rien, mais en même temps ça sent pur. Si tant est que la pureté sent quelque chose. Bon, là, Misia s’empêtre nettement. Et freine.

La seule chose qu’elle voulait dire, qu’elle voulait vous dire et partager avec vous, c’est qu’elle se promène en ce moment près de la mer. Petites criques de sable gris ou de galets ronds. Sur des sentiers jaunes et rouges qui serpentent au milieu d’arbustes épineux et grimpent sur des rochers pointus. Et que, en se promenant, on peut inventer des tas d’histoires. D’autant que, même si on ne les voit pas, les traces d’arrachement au sol, les branches cassées, les glands et pommes de pin à terre montrent bien que, à couvert, cachées, terrées, à l’affût, des bestioles à plumes et à poils surveillent les « deux pattes » et leur intiment de passer leur chemin sans se retourner.

Misia obéit. Dans le fourré piquant, gît l’ombre du faon des montagnes.

C’était dans des temps très anciens.

Le Grand Potier subissait une crise existentielle. « Je ne suis que chiffe molle. Un moins que rien. Un touche à tout raté. Ce que je fais n’a aucun sens. Rien ne tient debout. Je vais me coucher. »

L’archange aux ailes mal repassées, toujours lèche cul et caresseur dans le bon sens du poil, fit remarquer au Grand Potier que c’était archi faux, qu’il se jugeait mal, s’auto flagellait, juste une petite baisse de tension, manque de vitamines et tutti quanti jusqu’à lui offrir, nichée dans sa molle paume, une belle boule d’argile jaune tachetée de brun. « Voilà qui va vous amuser, Grand Potier. Mettez votre mimine là-dessus, palpez, arrondissez, cisaillez et créez, nom d’une pipe. Créez, c’est votre boulot ! » (il pensa la dernière phrase mais ne la prononça pas à haute voix, de peur de déplaire…)

Le Grand Potier haussa le sourcil et de son beau regard de braise contempla la boule d’argile. Effectivement bien compacte et tendre à souhait. En tout cas de prime abord. De second abord, ayant enfoncé son auguste index dans le bedon rebondi de la grasse terre, il ne put que confirmer :

— Ça c’est de la bonne pâte !

— Je vous l’avais dit, Auguste Potier et..

— Quand je crée, tu te tires.

Et l’archange mal rasé se tira.

Le Grand Potier se mit au travail. Et modela le corps d’une bête fine, au ventre allongé, au poitrail délicat, au museau charmeur, aux yeux étirés, aux oreilles arrondies et au dos collineux terminé par une courte queue malicieuse. Pour lui donner stabilité et vigueur, il lui octroya un solide fût qu’il encastra sous le ventre et zou l’envoya à travers les airs.

La chose, que l’on va nommer désormais faon des montagnes, chut sur une sorte de promontoire rocheux et dévala une pente épineuse avant de s’arrêter sur une plage de galets ronds. Faon des montagnes gisait à terre et pour se relever sur un unique pilier, ce fut une belle galère. Après moult essais infructueux, il y parvint et chopa dans sa charmante gueule des feuilles d’un arbuste odorant qui poussait là, tout à fait par hasard. La flotte qui mouillait le bas de sa colonne était infecte à boire, mais faute de mieux…

Là-haut, notre Grand Potier triturait vigoureusement de ses dix doigts magiquement divins sa boule d’argile. Et modela derechef un autre faon des montagnes. Au moment où il ajustait la colonne porteuse, une voix fluette et gracieuse sortit du coin d’un nuage : 

—  Je crois, mon bon beau-papa, que deux pattes, ce serait mieux. 

Ah ben ! De mieux en mieux ! Mais de quoi je me mêle ! Depuis qu’on l’a amenée ici, cette petite bru, toujours voilée, jouant à la timide et à la sainte nitouche, ne fait qu’intervenir et que critiquer. Je me répète : mais de quoi je me mêle.

— Je disais ça… en passant, beau-papa. Ne prenez pas la mouche.

— Et pourquoi je prendrais la mouche, je te prie, jeune fille ? Je ne suis pas un goujon !

Et Marie, rougissante, reprit son ouvrage : elle tricotait de petits chaussons de laine blanche pour le bébé. Comme la naissance était prévue pour décembre, il fallait penser à lui préparer des vêtements bien chauds.

Quant au Grand Potier, fort mécontent d’avoir été interrompu dans son délire créatif, il modela un faon des montagnes à deux pattes qui, mal équilibré, ne tenait pas debout et s’affalait lamentablement par devant ou par derrière,

un faon des montagnes à trois pattes qui, encore plus bancal, tremblotait, s’avachissait, se relevait à grand peine, tentait un pas et plaf museau dans la poussière,

un faon des montagnes à quatre pattes qu’il détruisit immédiatement car trop commun et usuel et manquant d’originalité,

un faon des montagnes à cinq pattes qui était un modèle d’équilibre mais au regard de l’esthétique pas bien joli,

un faon des montagnes à six pattes qui s’entortillait joyeusement les pinceaux, ne sachant exactement quel abattis il fallait placer en premier pour avancer et en dernier pour reculer,

un faon des montagnes à sept pattes, celui là vraiment bizarre et chaotique,

un faon des montagnes à huit pattes mais le bedon était trop petit pour accrocher toutes les pattes.

Le Grand Potier les réduisit à l’état de ficelles exsangues manquant de muscles et de vigueur. Et son idée de multiplier ces pattes/ficelles pour compenser leur maigreur ne s’avérait pas vraiment géniale.  

Petite bru releva le nez et d’un geste brusque réajusta ses lunettes qu’elle plaçait souvent au-dessus de son front. Le temps d’ouvrir ses lèvres purpurines, le Grand Potier l’avait déjà précédée.

— Alliez-vous dire, par hasard, ma petite belle-fille, que mes faons des montagnes sont cagneux et qu’ils ne tiennent pas debout ? Qu’ils sont laids ? Mal foutus ? Pas agréables à l’œil ? Eh bien, je m’en fous ! Moi je crée ! J’invente ! J’imagine ! Et que mes œuvres se démerdent !

Voilà qui était parlé. Petite bru remonta ses lunettes et piqua des deux yeux sur son tricotage.

Et le Grand Potier, tout suant, tout dégoulinant de fatigue, s’arrêta sur

un faon des montagnes à douze pattes, aussi fragile qu’un Murano et aussi excentrique que soucoupe volante à antennes.

Sur la plage de galets ronds, on manquait cruellement d’eau fraîche et de feuilles tendres. Tous les arbustes avaient été broutés. Le faon à une patte regarda l’horizon rougeoyant, volcanique, tentant et s’avança dans la mer pour laper la grande langue pourpre. Tous les autres le suivirent à la queue leu leu, tournant le dos à la montagne épineuse. Tous les autres sauf le faon à douze pattes qui s’amusa avec ses gambettes et les regarda partir et disparaître. Alors, tranquillement, il se mit deux pattes sur la tête, deux autour du cou, deux autour du ventre, deux à l’arrière train et sautilla sur les quatre dernières. Et attendit que quelque chose arrive qui lui apporte à manger, à boire, à lécher, à caresser.

Aux dernières nouvelles, il attendait toujours sur la plage aux galets ronds. Le Grand Potier l’avait oublié, bien sûr et tentait maintenant de surprenantes créations à 108 têtes, mi-opossum mi-chevêche,  qu’il envoyait par-dessus bord, dans les crépusculaires galaxies. Petite bru continuait de tricoter : soit son bébé allait avoir de saprés panards, soit elle n’était pas douée. Notre archange avait acheté un fer à repasser. Bref, le monde tournait normalement. La routine …

Ah, la commanditaire critique cette fin. Pas bonne du tout ! Elle est marrante, elle. Pas ma faute si dans la quotidienneté de ces histoires basées sur des faits réels, l’étrange et le sensationnel n’ont pas leur place. Maintenant si elle y tient

Première fin : on peut faire surgir des flots bleus une sirène au poil de martre qui tombe amoureuse du faon des montagnes, enfante une pieuvre jaune tachetée de brun à douze tentacules suceuses de perles nacrées.

Et si elle gronde encore

Deuxième fin : le jour où la mer se mit à projeter un tsunami gigantesque sur la plage aux galets ronds, le pauvre faon des montagnes fut soulevé de terre, gicla haut, très haut, vola/plana et heurta une silhouette dégingandée et plumeuse qui heurta une autre silhouette dégingandée et plumeuse qui… vous voyez le genre : les morceaux de sucre qui tombent les uns après les autres. Et de fil en aiguille, de silhouette dégingandée et plumeuse en silhouette dégingandée et plumeuse, ce fut toute la haie d’honneur des anges au garde à vous qui se retrouva sur le postérieur, au grand dam du Maître de céans. Très mécontent, il bouda toute la journée. Et shoota dans toutes les étoiles rondes qu’il rencontrait.

Et si elle gronde toujours

­Troisième fin : le faon des montagnes finit par crever. Et des archéologues zélés se demandèrent quelle bête étrange ils avaient déterrée lorsqu’ils firent des fouilles sur la plage aux galets noirs.

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