Misia aime les bestioles, toutes les sortes de bestioles, de l’araignée qu’elle recueille précautionneusement dans un mouchoir propre et qu’elle transporte jusqu’à la fenêtre ouverte (ensuite vol plané et atterrissage qu’elle espère bien négocié) au petit oiseau tombé du noisetier dans la cour du théâtre en passant par les multiples pigeons, chatons, scarabées, bousiers, limaçons, escargots, coccinelles, abeilles, sauterelles, esquintés, infirmes, sonnés, déplumés/dépoilés, qu’elle tente de ranimer et de ramener à une vie normale.
Elle ne veut pas aller au-delà de ce « retour à une vie normale » et ne veut rien savoir de ce qu’est réellement « une vie normale » pour ces pauvres bestioles à demi vivantes/à moitié mortes. Elle refuse de s’apitoyer sur leur sort, de voir plus loin : « que vont-elles devenir ? n’est ce pas continuer leurs souffrances ? est-ce vraiment charitable de les prolonger dans l’état où elles se trouvent ? etc… » Elle ne veut rien savoir ! L’instant présent seul compte : et cet instant exige : ramassage, mise à l’abri, eau et bouffe. Ensuite… c’est ensuite et ça ne la regarde pas.
(Il n’y a que les moustiques qu’elle écrabouille sauvagement.)
Et de toutes les bestioles, elle a un faible pour la pelucheuse voisine du dessus. Grosse ou petite. Moustache dorée ou noire. Petit museau pointu et œil de bille. Certes la voisine du dessus a bouffé un nombre incalculable de documents et s’est fabriqué un nid douillet dans des accessoires de velours et de laine, puis y a accouché sans doute avec délices, puis y a crotté et s’est endormie queue entre les pattes. Momifiée. Odorante, enfin puante… La voisine du dessus est partie et ses descendants ont changé de logement. Trop froid l’hiver, trop chaud l’été et surtout un nettoyage minutieux, des odeurs de lavande et d’eucalyptus, plus aucune intimité possible, encore moins de cachette, la lumière dans tous les coins, le recul de l’ombre. Au grand jour, les voisines du dessus reculent, s’affolent et disparaissent.
Où ? Misia ne veut pas savoir.
Aujourd’hui, cette nuit, la voisine du dessus était encore là et Misia l’entendait s’affairer et gambader. Dans sa « petite vie normale ».

Au milieu de la nuit, dans la moiteur de draps chaudement ouatés, à peine un soupçon de lune entre les lames du vieux volet – Exclamation de Maman -petit-beurre
— Mais enfin ce n’est pas possible ! Ce n’est pas parce qu’on est samedi soir qu’il faut faire un bordel pareil. Il y en a qui dorment en dessous, je ne sais pas si « elle » est au courant. Si elle se rend compte !
« Elle », c’est la voisine du dessus. Qui fait un raffut inimaginable toutes les nuits depuis quelques semaines. La nuit, pas le jour ! Le jour on ne l’entend pas ! Vous me direz que peut-être elle dort le jour et elle travaille la nuit. Mais alors quel travail peut-elle faire ? Elle arpente de long en large son appartement, martèle à certains endroits, tape… Enfin on dirait qu’elle tape. Et puis franchement, elle court, elle galope même. S’entraîne-t-elle pour quelques compétitions de gymnastique ? Bien entendu, la nuit, les salles de sport sont fermées. N’a-t-elle pas d’autre moyen que de faire ça chez elle alors ? Mais je suis inquiète pour mon plafond, sera-t-il assez solide pour résister à toutes ces actions extrêmement puissantes ? Enfin la nuit, les sons s’amplifient, alors peut-être est-ce moins fort que je le crois. Tout de même je n’aimerais pas que le plafond me dégringole sur le nez au beau milieu de la nuit. Ouh ouh que je suis inquiète… Et qui plus est, je me demande si elle n’invite pas des connaissances car on dirait que les bruits de pas se sont démultipliés depuis quelques temps !
Maman-petit-beurre est toute chose. Elle n’est pourtant pas femme à s’affoler. Franchement elle en a vu d’autres durant ces longues années d’existence. Mais voilà la nuit c’est sacré. Elle adore la nuit. Elle rêve. Elle échafaude des tas de projets. Elle écrit des vers, des petites histoires. Elle fait des listes : de commissions, de choses à faire, de livres à aller chercher à la bibliothèque ou à acheter, de recettes à essayer, de promenades à découvrir, et puis parfois aussi elle parcourt des chemins secrets hautement érotiques que jamais on n’aurait cru ça de la part de la sage Maman-petit-beurre. Elle profite d’être dans l’alcôve douillette de draps chauds pour embrasser et câliner et faire l’amour de manière tout à fait inconsidérée mais hautement agréable. Et elle n’aime pas du tout être dérangée dans ces moments-là. Et ça commence à l’agacer au plus haut point…
(Le narrateur en profite pour vous glisser dans l’oreille que Maman-petit-beurre est un joli surnom attribué à Ursule, une dame sans envergure particulière sauf au niveau de l’embonpoint qu’elle a conséquent. Cette Ursule donc ne jure que par les biscuits de la marque « Petit Beurre ». Se méfier des copies non conformes ! Qu’elle grignote à tout instant. Qu’elle a donnés à ses enfants jadis, qu’elle donne à ses petits-enfants aujourd’hui. Qu’elle donne aux pigeons toujours. Qu’elle projette allégrement dans les jardins des voisins en secouant sa nappe. Qu’elle essaie, mais sans succès, de faire pousser dans les jardinières de son balcon. Au demeurant, une dame fort gentillette et proprette que cette Maman-petit-beurre.)
Un matin qu’elle avait abordé de manière visqueuse car la nuit avait été fort agitée, elle entendit des bruits agressifs dans le couloir, des appels, des voix qui s’entrechoquaient, des pas sonores de quidams qui montaient et descendaient l’escalier en traînant des trucs qui frappaient les marches de bois. Et ça tambourinait au plafond, et ça s’exclamait, et ça faisait un barouf de tous les diables. Et ça, en plein jour, elle souligne, elle appuie. Cela voudrait-il signifier que la voisine du dessus prend maintenant tous ses aises également en journée ?? A moins qu’elle ne déménage… Bref, un tohu bohu monumental et démoniaque en guise de petit déjeuner.
Elle ne sortit pas de chez elle et attendit que le calme revienne. En revanche, elle se tint coite derrière la porte de son appartement, but sa tasse de café debout et prêta l’oreille aux moindres mouvements qui pourraient resurgir et menacer encore la quiétude de l’immeuble. Bingo. Elle entendit que les voisins du dessous, qu’elle appelait « les genévriers » – un couple de petits vieux grinçants et piquants et agressifs et antipathiques – ouvraient délicatement ( ?) la porte de leur appartement.
Maman-petit-beurre jaillit innocemment et comme par hasard. Regard peu amène de la part de leurs voisins.
Etonnement feint de Maman-petit-beurre
— Quel chahut ouh là là, que de bruit, que de tapage, que de froissements d’oreille, mais qu’arrive-t-il à notre honorable bâtisse d’habitude si tranquille et si coite.
Réponse acerbe des « genévriers »
— Il y a, Madame Ursule, que vous auriez pu nous dire qu’il y avait des souris au grenier. Vous êtes en première ligne, non ? Vous n’allez pas rétorquer que vous n’entendiez rien ?
Re-étonnement re-feint de Maman-petit-beurre
— Ah des souris, peut-être oui, quelques grattements parfois… sans conséquence. –
Re-réponse re-acerbe des « genévriers »
— Sans conséquence, vous êtes bien bonne, le jour où la toiture s’effondrera parce que la charpente aura été rongée par ces animalcules hautement nuisibles, vous serez moins joviale. Ah vous ne répondez plus ! Nous avons appelé le service de dératisation, l’ennemi est éradiqué. Et au fait, le plancher du grenier était jonché de miettes de gâteau…On se demande où elles allaient les chercher les gâteaux ! Nous ferons parvenir la facture au syndic pour être remboursés. Parce qu’il n’y a pas de raison que d’aucuns donnent des gâteaux à des rongeurs et que les autres paient les saccages des dits rongeurs. A bon entendeur salut !
A bon entendeur salut ? Ça veut dire quoi, ça ? Pas de la faute de Maman-petit-beurre si les petites souris venaient chiper des miettes de gâteau là où elles en trouvaient, c’est-à-dire un peu partout.
Bien sûr qu’elle savait qui était la voisine du dessus. La voisine du grenier puisqu’il n’y avait pas d’appartement au-dessus de chez elle. Mais c’était plus rigolo de s’inventer une voisine du dessus, grande chambarderesse devant l’Eternel que de se dire bêtement qu’il y avait des souris au grenier. C’était d’un plat !
Oui bon ! Maintenant elle aurait du mal à jouer la comédie de la voisine du dessus. Dommage, ça l’amusait sauf quand elle était coupée dans ses moments d’intime volupté… Pour se requinquer, elle alla se chercher un paquet de « Petit Beurre » dans le placard. Placard qui, au grand dam de Maman-petit-beurre, avait été pillé, ravagé, éventré. Des voleurs sans éducation qui avaient laissé trainer partout des bouts de gâteau mélangés à des lambeaux de papier. N’importe quoi ! Maman-petit-beurre fut outrée. On ne vole pas chez les gens. On mange ce qu’on vous donne par charité chrétienne. Mais elle se consola en se disant que grâce à elle la voisine du dessus avait eu un super festin avant de mourir. Le repas du condamné, c’était elle qui le lui avait donné.
Et comme un voile un peu terni, elle eut une pensée évanescente, légère, pour son dernier repas à elle. Qui le lui donnerait ? Qui penserait à lui offrir, sur une assiette en porcelaine décoré de roses rouges, un « petit beurre » tout doré ?
La nuit fut calme, très calme, trop calme. Le matin suivant, en douce et en catimini, dès qu’elle entendit « les genévriers » partir en commissions, elle alla au grenier déposer des petits tas de biscuits. Mais pas des bons « petits beurres » qu’elle se gardait pour elle, des faux pas chers. Parce que tout de même, pour la voisine du dessus, ça serait bien suffisant.
