Franchement trois fois rien.

Que cette histoire vraie. Un jour. Des commissions. Un caddie. Une tomate égarée par terre. Sur un dallage gris. Une tomate qu’une nettoyeuse municipale envoie gicler sur un mur. Une tomate qui se répand. Qui bave.

Et Adèle/Misia/l’auteur a trouvé ça très triste. Parce qu’une tomate, n’est ce pas, on la soigne, on la fait mûrir, de verte elle devient bien rouge, bien ferme et on la grignote avec du sel et de l’huile d’olive. Elle n’était pas à sa place, cette tomate.

Vous me direz qu’il y a beaucoup de pierres, de légumes, de fruits, d’animaux, d’humains qui ne sont pas à leur place et qui mériteraient mieux que d’aller gicler contre les murs.

En ces périodes proches des fêtes, voulez-vous qu’ensemble nous mettions à sa place chaque chose ? Afin que l’année prochaine, la pierre ait retrouvé sa plage, le légume son jardin, le fruit son arbre, l’animal sa forêt et l’homme sa destinée.

Un matin banal. Adèle s’en fut en commissions, traînant le caddie, et évitant les flaques d’eau qui stagnaient : il avait bien plu la nuit dernière.

Devant elle, une chose bien ronde, bien rouge, bien portante. Juste une tache rouge sur le dallage gris clair d’un trottoir granité.

— Quoi t’est-ce ?

La chose dit :

— Je suis tomate

Adèle n’entendit pas la voix fluette de la chose. De toutes manières les humains n’entendent plus les légumes et les fruits, encore moins la pierre.

— Mais quoi t’est-ce ? s’entêta Adèle qui scruta mieux la chose rouge.

La chose rouge redit :

— Je suis tomate

— Oh ! Une tomate. (C’était sans rapport avec la réponse de tomate).

Mais que faisait-elle là ? Était-elle tombée par hasard ? L’avait-on jetée sciemment ? Avait-elle roulé depuis un camion, depuis un cabas ?

Adèle se demande, et questionne la tomate ronde, rouge, saine. Elle la questionne sans parler bien sûr, puisqu’elle pense que la tomate ne répondra pas. Elle la regarde, la fixe et pose sa question dans sa tête : pourquoi es-tu là ?

Et là elle demande et la tomate demeure immobile, muette, toute recroquevillée dans sa rouge rotondité. Elle ne dit plus rien puisque l’humain ne peut pas communiquer avec elle.

Sinon elle aurait dit :

— Je ne sais pas pourquoi je suis là. Comment je suis arrivée là. J’étais avec mes amies. Des doigts m’ont coupée la queue. M’ont projetée dans du carton, dans du bois, dans le noir du bois et du carton. Je fus très secouée, renversée, tourneboulée. J’ai eu peur et il faisait de plus en plus noir. Et puis un éclair de lumière et j’ai chu. Là sur cette pierre. D’où, je ne sais pas. Pourquoi je ne sais pas. Je suis seule et perdue

Tache rouge sur le granité du trottoir qui s’en émeut. Et la rugosité de la pierre rencontre le poli tout doux de la tomate. Est-ce qu’entre eux quelque chose peut se passer ?

Et la tomate dit :

— Je suis froide

Et la pierre dit :

— Moi aussi

Et la tomate dit :

— Je devrais être chaude comme la peau qui entoure le bourgeon, soyeuse et délicatement protectrice. Je devrais être chaude comme le légume bien poussé, semé et récolté à point nommé. Je devrais être chaude comme l’arrondi de la paume de la main. Comme le galbe d’un sein. Comme la porcelaine d’un bol rempli d’un café succulent. Et là je suis froide

Et la pierre dit :

— Si j’étais véritable pierre, je pourrais te comprendre. Mais je ne suis que succédané de pierre. Que pierre semblant. Faite de cailloux écrabouillés touillés dans une masse bétonnée sans âme ni souvenir. Je suis froide, non pas parce que la pierre est froide, mais parce que je n’existe pas. Je suis fausse. Et les trucs faux, c’est inexistant. C’est froid. Donc tu es comme moi et tu ne devrais pas te plaindre

Et la tomate dit :

— Ah… Moi, je devrais être chaude, pas froide

Et la pierre dit :

— Je ne sais pas ce qu’est le chaud

Et la tomate dit :

— Je crois que moi je suis froide parce que je vais bientôt mourir.

Et la pierre dit :

— Je ne sais pas du tout ce dont tu parles puisque je ne sais pas ce qu’est mourir.

Et la tomate dit :

— Ah… Tu ne m’aides pas. Toi qui aurais pu me soulager et me donner un peu de réconfort.

Et la pierre dit :

— Les humains disent souvent : Sorry quand ils ne peuvent pas aider. Sorry, je dis

Adèle entendait tout cela. L’imaginait bien sûr, mais ça on l’a compris. Ça lui faisait plaisir d’inventer ce dialogue. Elle voulut donc remplacer la pierre insensible et soulager la triste tomate en la prenant, en la réconfortant, peut-être en l’emmenant chez elle pour la placer ensuite, avec d’autres tomates, dans un compotier d’opaline blanche. Elle abandonna son caddie et se pencha avec sollicitude. Mais elle ne put saisir la tomate car, en-dessous, cachée, s’étendait une flaque de pulpe, rouge elle aussi. La tomate était déchirée, fissurée, abîmée, plaie béante par où s’écoulait sa saine vie. Où qu’Adèle mit son doigt, elle s’enfonçait dans le mou d’une chair en décomposition.

Adèle s’en ficha plein les doigts et râla. C’était poisseux et la voilà propre maintenant pour aller en commissions. Elle allait en foutre partout.

Elle se détourna de la tomate ouverte qui était maintenant un peu moins ronde sous la pression des doigts d’Adèle. Reprit son caddie après s’être vaguement nettoyé les doigts dans un vieux kleenex perdu dans sa poche et continua son chemin.

C’était jour de nettoyage des trottoirs de la banale ville.

Surgissant d’une rue adjacente, un véhicule vrombissant et haut sur pattes crachouilla un jet d’eau policé, latéral et puissant et envoya la tomate gicler/bouler contre le muret d’un jardin. Un jardin d’une maison, le long du trottoir granité.

L’enfant au bonnet blanc tenait bien fort la main de maman, il vit la tache rouge sur le mur, il vit la dégoulinure de la tomate écrabouillée sur la pierre du mur.

L’enfant dit :

— Le mur il bouffe une pizza. Il s’est tout dégoutancé le museau.

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