Lorsque vous lirez ‘inab, vous allez peut-être encore vous dire : ah cette Misia, elle nous plombe notre dimanche avec ces fichues nouvelles qui sont d’un triste ! Mais alors d’un triste !

Non non, vous répondra Misia. Peut-être pour certaines, elle vous l’accorde, mais pas là. Non et non. Ce n’est pas parce que la petite fille disparaît que la nouvelle est triste. Elle sort juste de l’histoire. Elle n’y a plus sa place. Alors elle s’en va et on la retrouvera sans doute une autre fois, à l’automne prochain, au temps des vendanges, toute menue, toute voilée, une grosse grappe de raisin dans sa douce menotte.

Un secret : Misia est persuadée que, dans les histoires, dans les histoires seulement bien sûr, il vaut mieux faire disparaître un personnage gentillet, fragile, lumineux plutôt que de le tirer au fil des pages et de le voir s’étioler, vieillir, attraper dents déchaussées et poils blancs. Le personnage reste tout beau. Il ne subit aucune déchéance, aucun dépérissement.

Inscrit dans le marbre d’une jeunesse éternelle et souveraine.

Et puis ‘inab veut dire raisin en arabe. Et Misia vous raconte une histoire tirée du Livre divin de Fariddudine Attar : on demande à Madjoune comment il aime Leïla et Madjoune répond qu’il ne l’aime pas. Le questionneur est interloqué ! Qu’est-ce que tu racontes ?

Et Madjoune d’avoir cette merveilleuse réponse : « oui puisque maintenant Madjoune est Leïla et Leïla est Madjoune. »

L’un et l’autre mélangés, confondus.

Tout comme la petite fille est le raisin. Et notre pauvre, notre loqueteux, notre porteur de lèpre, notre bubonneux est le cep, qu’on taille, qu’on émascule pour que, à l’automne prochain, au temps des vendanges, toute menue, toute voilée, ‘inab soit de retour.

J’étais sans le sou. J’étais assoiffé. J’étais nu et malade. J’avais faim.

Je me suis couché dans la poussière argentée d’un chemin tortueux et j’ai attendu. Attendu je ne sais quoi. Peut-être une pièce. Peut-être une goutte d’eau. Peut-être un vêtement ou un médicament ou un morceau de pain.

Là-bas je devine un village de pisé et de sable.

J’avais les yeux fermés car le soleil était trop fort. Disque orangé qui bavait une lave rousse. J’ai entendu un bruissement léger, j’ai entr’ouvert les yeux et j’ai vu une voile, un tissu léger et vaporeux, tout doux me semblait-il et un peu agité par le vent. Quel vent ? Quel souffle ? J’ai ouvert davantage les paupières et j’ai vu une grappe de raisin violet. Une grappe de raisin violet dans les mains d’une petite fille habillée d’un vêtement léger, léger comme une voile. Et les mains de la petite fille ont tendu la grappe de raisin vers mes lèvres et j’ai sucé le grain, j’ai mordillé le grain et la petite fille tournait la grappe pour que je puisse attraper tous les grains les uns après les autres. Je ne bougeais rien d’autre que mes lèvres et mes dents attrapaient un à un, les uns après les autres, les grains de ce raisin violet.

Il n’y eut bientôt plus rien sur la tige que tenait encore la petite fille. La petite fille qui était accroupie à hauteur de ma tête et qui maintenant caressait mon crâne chauve tout encroûté de saleté et de vermine. La petite fille qui me chuchota : je te ramènerai du raisin.

Et elle revint le lendemain. Le soir toujours au moment où le soleil orangé dégueule son feu de volcan. Chaque soir dans la poussière, elle s’accroupit et me tient la grappe qu’elle tourne et retourne au rythme de mes coups de dents, de langue, de lèvres.

Tous les soirs je fus nourri de ce raisin. Un soir elle ne vint pas. Le soleil était tout pâle derrière un horizon de tissus blanchâtres. Je me levai péniblement et à quatre pattes m’en fus sur le chemin poussiéreux jusqu’au village voisin.

On sonnait le glas. La cloche grave les pleurs qui traversent les murs de pisé et de poussière. Sur un des murs, une treille et de lourdes grappes de raisin violet.

On avait retrouvé le corps de la petite fille ce matin lorsque la mère était sortie de la maison avec sa cruche pour aller tirer l’eau du puits. Depuis quand était-elle là ? Quand était-elle sortie ? Avait-elle passé toute la nuit sur le seuil de sa maison ? La petite fille souriait. Elle tenait dans ses mains menues une grosse grappe de raisin qu’elle n’avait pas lâchée en tombant. Mais pourquoi était-elle tombée ? Quelqu’un avait-il poussé l’enfant ? Un peu de sang sous la tête bouclée. C’est en tombant qu’elle avait heurté la pierre du seuil. La pierre qui l’avait tuée.

La petite fille s’appelait ‘inab.

Sur le mur de pisé jaune, le raisin mûr.

Je me sens sec. Je suis sec. Sec comme un vieux cep de vigne. Bon à être jeté dans l’âtre. Et à donner quelques minutes de chaleur avant de devenir cendres et poussières.

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