Il y avait déjà quelques temps que cette petite nouvelle traînait. Misia vous l’a dépoussiérée et aérée et parfumée et, surtout, elle a changé la fin. Parce qu’elle a eu des critiques acerbes et ronçues que ses histoires, certes elles roulaient, mais alors elles n’étaient diantrement pas marrantes du tout. Et qu’elle aurait à remédier à cet état de fait rapidement si elle ne voulait pas voir s’envoler son petit coin (Misia exagère, mais elle adore exagérer !). En vérité, la critique paraît fortement justifiée. Donc, hop ! Qu’un large sourire soit maintenant peint et sculpté sur la gueule de ses personnages et qu’un Alléluia d’allégresse résonne en vos oreilles.
Mais comme elle a mauvais caractère, cette Misia, va falloir que vous attendiez un chouïa avant que n’apparaissent la joie et la bonne humeur. C’est comme ça ! Attendez-vous au pire et après, seulement après, vous aurez le soulagement. Maintenant rien ne vous empêche de lire seulement les premiers § et le dernier surtout, celui qui respire le campanaire.
Et encore mieux (ou pire ?), Misia ne vous donnera même pas de jolies phrases, pensées miniatures et réflexions bordées de dentelles. Elle vous livre tout crûment sa petite œuvre qui s’étale bien sagement sur le papier.
Remarquez que si vous avez envie de retourner le papier et de culbuter la nouvelle hors de son support, il vous restera ça, écrit en minuscule, à l’envers des choses, à l’envers du monde :
« Nous pensons généralement que notre naissance se produit à la croisée d’évènements historiques et privés, à la faveur des flux et reflux de nos sociétés ainsi que de la biographie de nos parents et grands-parents. Autrement dit, grâce au tentaculaire courant du monde. Mais notre mort aussi (surtout notre mort, dirais-je) résulte des mêmes allées et venues, des mêmes vétilles combinées à des circonstances gigantesques. Nous sommes le résultat de milliers d’actions secrètes et publiques, et notre fin l’est aussi. Pour expliquer la mort de n’importe qui, en particulier une mort violente, mystérieuse, il suffirait de remonter inlassablement le temps, de recueillir chaque détail, chaque mot, chaque avatar de la vie, et de veiller à ce que notre intelligence déchiffre la constellation, qui se constitue ».
Est-ce que par hasard, Alberto Manguel dans Tous les hommes sont des menteurs, aurait deviné le pourquoi du comment du départ de la demanderesse ? Après tout ? Mais alors qu’aurait dit ce même auteur de sa renaissance ?
Bref, vous l’aurez compris, Misia n’en fait qu’à sa tête !
Dans le petit matin. Tout en haut du clocher de l’église Saint-Joseph s’envole un saint de pierre grise. Un de ces saints à l’auréole constellée de chiures de pigeon. Un de ces saints qui brandit l’objet de leur gloire avec ténacité : en l’occurrence celui-là hisse fort et haut le pauvre tit gniard Jésus qui n’a pas l’air d’avoir le vertige. Je serais de la mère, je l’aurais mauvaise. Et de l’autre main, non … si … mais c’est pas vrai. C’est notre Jörgen qui se cramponne et qui scrute l’horizon de son regard d’acier.
Enfin un horizon plutôt bouché à cette heure. Le regard se couchait sur une longue file de bagnoles qui avançaient au pas, coincées qu’elles étaient par des travaux, des ralentissements, des on ne sait quoi, mais ça bouchonnait ferme. Et Jörgen sale jojo qui ricanait. Bien sûr dans les hauteurs où il faisait le pitre, il s’en fichait de la pauvritude des automobilistes coincés.
Et Jörgen s’amusait comme un petit fou dans la main du brave St Joseph qui ne mouftait pas. Seulement personne ne le voyait, puisque personne ne levait la tête.
Bon, c’est pas de tout ça, mais Jörgen se demande quand va arriver l’auteur ou/et le personnage. Ah là-bas, tout au bout, la voilà, l’héroïne ! Et tout courant, dans l’invisibilité de son imaginaire, le pauvre auteur à la bourre comme toujours.
Ça y est, l’histoire commence, pas trop tôt.
Début de l’histoire et présentation de l’héroïne : une demanderesse, une pauvresse, une mendiante. Qui n’était pas en voiture. Qui était à pattes. Habillée normal. Chaussée normal. Avec un bonichon grisâtre.
Dans le petit matin tout frais, entre ombre et lumière, lorsque le jour n’est pas encore là, lorsque la nuit tarde à partir, lorsque tout est possible, sur cette frontière indécise et boiteuse où rien n’est encore joué, le bon comme le mauvais, le lumineux comme l’obscur.
Dans le petit matin, qui plus est ce matin de printemps à l’arrière-goût un peu sucré, ça pourrait marcher. Il y avait déjà un peu de monde sur les trottoirs. Elle se voulait joviale. Elle demandait, certes, mais elle ne quémandait pas. Elle n’était pas miséreuse. « N’auriez pas une petite pièce ? » Comme si c’était le début d’une chansonnette, d’une ritournelle « N’auriez pas une petite pièce/ Une petite, pas une grosse/Juste pour me mettre quelque chose sous la dent/En ce matin de printemps » etc… Pas très original, un peu ringard même, mais ça s’harmonisait bien avec les cloches de la grande église. Histoire de se mettre de bonne humeur. Quand elle aurait ramassé suffisamment d’argent, elle irait acheter une grosse brioche, puis elle s’assiérait sur le grand escalier qui montait au porche, et donnerait les miettes aux pigeons. Ce serait vraiment bien.
Elle ne s’occupait pas des voitures. Elle aurait pu, c’est vrai, frapper à la vitre, quêter le regard de l’automobiliste. Et puis lui chantonner son petit refrain. Mais il y avait dans l’air comme un remugle de mauvaise humeur. Sur le trottoir, c’était mieux, les piétons marchaient d’un pas alerte. Elle pouvait tenter sa chance.
Elle s’était installée devant la boulangerie du coin. La boulangerie huppée qui avait deux portes : l’une donnant sur une rue, et l’autre sur la perpendiculaire. Comme ça elle avait double chance d’être écoutée, entendue. Et allait d’une porte à l’autre. Elle n’allait pas s’asseoir, elle ! Elle refusait d’être obligée de lever les yeux et la main. Pas de ça. Elle se voulait au même niveau que tous les autres. Elle y tenait. Bien sûr elle n’avait pas d’argent, c’était la seule différence, mais elle se tenait droite et active et affairée et presque souriante. « N’auriez pas une petite pièce ? / Une petite, pas une grosse etc… ».
— Pas de monnaie.
— Je paie par carte.
— Je n’ai pas le temps.
— Pardon je suis pressée.
— Pas tous les jours tout de même !
— Z’avez qu’à travailler !
— Je fais la manche moi peut-être ?
— Poussez-vous, vous me gênez.
— Je vais porter mes gosses à l’école.
La plupart ne disait rien. S’écartait ou faisait semblant de ne pas la voir. Elle, la femme, la demanderesse au visage un peu brouillé encore car la lumière perçait difficilement l’opacité récalcitrante d’une nuit qui s’incrustait. Et les traits de la femme se distinguaient mal. D’autant que les lumières de la rue s’étaient éteintes très tôt. Elle allait d’une porte à l’autre, alerte. « N’auriez pas une petite pièce ? »
Ce matin, ça ne marchait pas. Qu’est-ce qui grippait ? Pourtant l’hiver reculait. On allait pouvoir faire des économies de chauffage. Bientôt on abandonnerait les doudounes. Les salaires avaient été versés et on n’était pas encore à la fin du mois.
Une mèche de cheveux gris s’échappa du bonnet de la femme. Elle l’avait encore gardé ce bonnet, ça devait lui tenir bien chaud. Et puis en-dessous, le poil se faisait peut-être rare. La femme trouvait sans doute qu’elle était plus propre avec un bonnet. La femme repoussa la mèche.
— Mais enfin, tous les jours vous êtes là à nous solliciter. À nous importuner. Dans le temps, les mendiants étaient aux portes des églises mais pas dans les rues. Maintenant vous êtes partout. Trop c’est trop ! Vous ne comprenez donc pas que nous en avons assez de vous voir toujours tendre la main. Nous avons envie de faire nos courses sans être sans cesse harcelés par des gens de votre espèce. Je donne déjà à des œuvres caritatives que je choisis. C’est moi qui décide à qui je donne. Et je ne donne pas à n’importe qui, sachez-le.
Elle parlait fort, cette dame, car les cloches rebondissaient de plus belle. Et elle voulait être entendue. Sa parole devait être partagée et la dame en attendait un accord de principe, une adhésion, de la part des autres, de la part de ceux qui grommelaient ou se taisaient. N’est-ce pas qu’elle avait raison ? Qu’elle disait tout haut ce que d’aucuns pensaient tout bas. Elle, elle osait.
Elle était polie. Elle causait bien. Elle utilisait de jolis mots, de grandes phrases bien composées et surtout elle vouvoyait la femme à la mèche grise. Qui ne répondait pas, qui la regardait.
— Maintenant poussez-vous, je vous prie. Vous êtes devant la porte de ma coiffeuse et vous m’empêchez de rentrer.
Ce n’était pas tout à fait exact. La femme à la mèche grise se tenait devant l’une des portes de la boulangerie, mais pas devant la porte du salon de coiffure. La dame faisait semblant d’être gênée. Faisait semblant d’être en retard à cause de l’autre, à cause de cette effrontée de mendiante racoleuse qui osait presque sourire en plus !
La femme à la mèche grise avait des yeux étonnamment bleus.
Jörgen regardait cela depuis son perchoir. Il avait envie d’intervenir, de sauter dans les bras du trottoir et de gesticuler, de proclamer à tout vent, à toute brume, à tout printemps, que ma foi cette demanderesse avait bien le droit de chantonner, et que si ça gênait la Madame aux beaux mots, celle-ci n’avait qu’à contourner la demanderesse et ne pas lui rentrer dedans comme elle le faisait. Mais ce jour-là Jörgen hésita une minute de trop.
Dans ce petit matin à la noix qui finalement n’était pas si joli que ça.
Ensuite, ce fut un peu flou. Car très rapide et tout à fait imprévisible. La demanderesse s’était arrêtée de faire son va et vient lorsque la dame lui parlait. Tout à coup, la femme détourna les yeux, regarda le trottoir en face, de l’autre côté de la rue très passante, et se précipita pour traverser.
Freins. Choc. Cris ? Peut-être que oui. Injures. Merde.
Des chauffeurs qui sortent de leurs véhicules. Les clients de la boulangerie qui tournent la tête. La fleuriste qui reste tétanisée, un pot de fleurs dans les mains. Le trafic interrompu. Les cloches s’arrêtent – mais c’est sans rapport. Très vite une ambulance.
La dame entre dans le salon de coiffure.
— Excusez-moi, je suis en retard. Toujours des mendigots dans les pattes. Mais celle-là je crois que nous ne la reverrons pas de sitôt. Et…
La porte du salon de coiffure se referme.
Mais qu’est-ce qui s’est vraiment passé ? Pourquoi la femme à la mèche grise a-t-elle ainsi traversé la rue ? Avait-elle aperçu une personne qu’elle connaissait et à qui elle aurait pu demander une petite pièce avec davantage de chance ? Voulait-elle fuir la dame peu amène ? Et si cette dame avait eu quelque peu de compréhension à son égard, aurait-elle traversé tout de même ? Avait-elle envie d’aller se chauffer au soleil qui commençait à percer pour de bon ? Voulait-elle s’y baigner ? Voulait-elle sentir sur sa peau trouble la caresse bienfaisante de la lumière ? Ou bien y avait-il eu discussion et délibération chez ceux d’en haut qui auraient décidé de son destin ? Ou encore une conjonction de Pluton et de Saturne aurait-elle fait tournebouler/exploser son pauvre cœur ? Ou bien… Ou bien voulait-elle tout simplement en finir ? Coup de tête ? Improvisation funeste ? Ou depuis longtemps déjà pensait-elle à ce geste qui la libérerait enfin et lui permettrait de continuer à sourire sans arrière-pensée ? « N’auriez pas une petite pièce » pour qu’on puisse l’enterrer dignement.
Car son avis de décès, il est paru le lendemain dans le journal.
Fin de l’histoire.
Et alors là Jörgen s’insurge. « Mais c’est pas vrai ! Dites donc, l’auteur là, oui là vous, c’est à vous que je cause, vous allez nous pondre des trucs tristes encore longtemps ? La semaine dernière des pommes pourries, la semaine d’avant une dame au derrière gelé qui se prend pour un ibis, et encore avant je ne sais plus quoi, mais c’est pas gaillard, gaillard tout ça. Faudrait voir à changer votre fusil d’épaule d’autant que voilà les fêtes qui montrent le bout de leur nez et qu’on aimerait bien rigoler un peu. Donc moi je vous dis, à vous l’auteur, que la prochaine fois, vous avez intérêt à nous concocter mijoter griller un truc réjouissant et rigolo ».
Et l’auteur vexé de répondre avec un soupçon d’agacement : « Mon bon Jörgen, il ne tenait qu’à vous. A vous de sauter en bas de votre clocher en poussant le cri de Tarzan et à vous précipiter devant la demanderesse en lui souriant, en la calmant, en lui disant je t’aime, en lui faisant des bisous, en l’entraînant dans la valse du printemps. Même si on est encore en hiver. Qui vous empêchait de sauver mon personnage puisque vous êtes aussi un personnage ? Qu’est-ce qui vous a paralysé à ce point ?
« Euh, bafouilla Jörgen en froissant les feuilles de son journal, euh… je voulais pas sauter parce que sinon j’aurais fait un trou dans mon ciel. »
« Et alors, reprit l’auteur, un trou, ça se répare, on met du scotch, on fait une reprise. Moi, des ciels, j’en encolle tous les jours. Mais mon personnage, hein ? Comment voulez-vous que je le sauve, si vous ne venez pas à sa rescousse ? »
Penaud, Jörgen est remonté au clocher de l’église Saint Joseph et, pour se changer les idées, il se dit qu’il va attendre de pied ferme la naissance du petit Jésus, qui ne devrait d’ailleurs pas exister puisqu’il n’est pas encore né… Ben alors qu’est-ce que tient St Joseph de l’autre côté ? Sapristi, mais c’est la demanderesse, la pauvresse, la mendiante. Elle a juste le bout du nez cassé et le bonnet de travers. Et de ses dents jaunâtres elle est en train de grignoter l’auréole, couleur de brioche dorée, du brave saint qui en jubile d’aise.
Et Jörgen de se mettre à hurler de joie !
Et le soleil de s’en étrangler !
Et les cloches de beugler à toute berzingue !
Re-fin