À l’Est, au soleil levant, le miroir. En pied. Dans Le chat de Schrödinger, Philippe Forest évoque une légende dans laquelle notre monde et celui des miroirs vivaient en parfaite intelligence jusqu’à ce que le peuple des miroirs envahisse le nôtre. Après une longue guerre, notre monde gagna et, pour avoir la paix, on érigea parois de verre et de métal, on y ajouta charmes et formules magiques pour rendre hermétiques les portes ; mais le peuple des miroirs attend sa revanche ; un poisson, un tigre ou un chat franchira un jour cette frontière…

À l’Ouest, au soleil couchant, le reflet dans la glace. « Si tu vois un reflet dans le miroir, est-ce voir véritablement ton visage » dit Fariddudine Attar dans Le Livre divin. La rondeur absolue. Les formes pleines, entières, juteuses, printanières, emplies de suc et de chair bien portante. La fertilité dans toute son acception.

Au Sud, comme des grêlons d’un orage étouffant, les débris d’un miroir que l’on casse. Qui se fracture. Mais personne ne se blesse car la chaleur, trop dense, trop volcanique, dissout le verre qui fond et disparaît.

Au Nord, la plaine morne bosselée de noirs sillons dans lesquels stagne une eau boueuse qui se transforme en glace sale sous la pleine lune éclatante des longs hivers.

Et Elle au milieu. La Terre centrale. L’unique. Murmurant la lyrique méditation de José Luis Peixoto dans La Mort du Père : « Maintenant, tu es la rivière et les rives et la source ; tu es le jour, et l’après-midi à l’intérieur de l’après-midi ; tu es le monde tout entier, parce que tu es sa peau. »

Elle se regarda dans le miroir. Le miroir en pied. Toute nue, elle se regardait.

Et se dit qu’il lui manquait quelque chose.

Alors, elle prit un beau mamelon déplumé tout couvert de bruyères et se le colla entre les deux seins.

Détacha avec soin lichen, mousses, fleurettes blanches et parfumées, champignons menus et sentibons, et se les glissa dans les profondes vallées qui entaillaient ses hanches depuis qu’elle avait eu son bébé d’amour. Elle les poussa bien au fond pour en mettre le plus possible, mais sans les casser, sans les empêcher de respirer.

Déterra un pic joyeusement pointu et rocheux et se le planta sur son arrière-train qu’elle avait plantureux et vaste comme celui des vaches allaitantes.

S’enduisit les fesses de bonne terre glaise, argileuse, collante et visqueuse, idéale pour tourner des pots et des assiettes.

S’emplit les oreilles de grains de sable et de cailloux multicolores.

S’ajusta, entre les orteils charnus, de minuscules brins d’herbe et de foin jaune.

Tira fougères et genêts pour les accrocher à sa raide chevelure.

Fourra, en son nez patate, fraises, mûres et framboises juteuses.

Logea en couches superposées, dans les abondants bourrelets de son ventre replet, feuilles, branchettes et noisettes vertes.

S’emplit la gueule d’eau de sources, de fontaines et de neige.

Se piqua le dos avec ronces, orties et épines des rosiers sauvages.

Disposa, savamment, dans ses aisselles velues et douillettes, œufs délicats et pétales de gentiane bleue.

Tressa les poils de ses jambes et de ses bras pour en faire grandes corbeilles qu’elle bourra de tout ce qu’elle trouva sur le chemin empierré : boutons, kleenex, canettes, crottes de bestioles, tuiles cassées, débris de verre.

Enfin, dans les plis et replis de son cou gras et large comme celui des déesses néolithiques, elle blottit un pré fauché, un pâturage verdoyant, un talus fangeux, un ravin amer, et une toute petite plage au milieu de flots tourniboulis.

Goddess figurine in The Museum of Anatolian Civilizations
(Anadolu Medeniyetleri Muzesi).
Ankara, Turkey – August 16, 2023.

Elle se regarda dans le miroir. Le miroir en pied. Toute nue, elle se regardait.

Et se trouva belle.

Et cassa le miroir. Le miroir en pied.

Le miroir en pied qui se trouvait belle.

Elle n’en avait plus besoin.

Elle était satisfaite.

Elle sortit dans la froidure d’un jour d’automne rougeoyant et brumeux.

Sortit et marcha vers le grand champ.

Le grand champ de terre humide.

Et pissa debout, sur les mottes à vif.

Pissa debout, pour abreuver de son lait les semences endormies.

Pissa debout, les pieds ancrés dans la terre, sa terre natale.

Demain il gèlerait.

Et la terre serait glacée et craquante comme le miroir.

Le miroir en pied qui gisait en morceaux.

Le miroir n’était plus, la terre la refléterait.

Elle et le miroir de la terre.

Elle attendit l’hiver.

L’hiver la plaqua au sol.

Gelée. Transparente. Miroir fragmenté.

Elle au milieu en mille morceaux.

Elle. La terre. Le miroir. La glace. Tout confondus.

Quand ce jour-là, elle devint givre et verglas et qu’elle monta chez les Gens d’en haut, elle leur assigna de suite ce discours qui ne demandait aucune réponse :

Mesdames et Messieurs, je ne sais qui vous êtes et je m’en fiche.
Si vous me demandez de faire des patenôtres, des momeries, des prières et de chanter des cantiques et des hymnes, je vous dirai d’aller vous faire voir et je ne vous obéirai pas.
Si vous me demandez de me mettre à genoux, ou de me prosterner, ou de lever les mains, ou de joindre les doigts, je vous dirai d’aller vous faire voir et je ne vous obéirai pas.
Si vous me demandez si je préfère les fleurs sur ma tombe ou dans le jardin, la crémation, l’inhumation ou la résurrection, un monument funéraire ou le tronc d’un arbre, je vous dirai que ça m’est complètement égal.
Si vous me demandez pourquoi tant de désinvolture et de désobéissance, je vous répondrai : parce que JE SUIS LE MIROIR DE LA TERRE.

Alors, elle appela le soleil et lui commanda de la réchauffer.

Et le soleil la réchauffa.

Elle appela la lune et lui commanda de la rafraîchir.

Et la lune la rafraîchit.

Elle appela les étoiles et leur commanda de la saupoudrer d’étincelles scintillantes.

Et les étoiles l’inondèrent de paillettes scintillantes.

Elle remercia le soleil, la lune et les étoiles

Et s’envola.

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