Lorsque Misia écrivit, la semaine dernière, sa nouvelle sur Chien Stupide, elle se souvint d’un dialogue concocté depuis quelques temps déjà et qu’elle avait imaginé d’après une conversation entre deux dames, devant le cabinet du vétérinaire. Pensant que ces deux récits s’accorderaient bien ensemble, elle vous propose donc ce dialogue, nettement arrangé et amélioré.

Et pour l’accompagner, cette citation de Schultze :
« C’est Flieder qui m’a appris qu’un dialogue ne sert pas à communiquer quelque chose mais à clarifier les relations entre les personnages. »

Une phrase frappée au coin du bon sens et qui est si juste !

Sur le parking du cabinet de vétérinaire. À l’ombre du vieux sapin. Un vieux sapin rescapé d’un grand jardin entourant une résidence en pierres de taille, une résidence détruite, un jardin anéanti. Sauf un vieux sapin. Sur le parking d’un cabinet de vétérinaire flambant neuf. Une tristesse palpable engorgeait l’air, le rendait maladif et poussif. Des odeurs de formol ou de fort désinfectant en renforçaient la malséance.

Les deux femmes devaient en ressentir le côté déplaisant, quasi morbide. Pourquoi les dépeindre, elles qui baignaient dans l’incognito, dans le tout-venant, petites femmes aux formes rebondies, aux visages sans relief que n’illuminaient ni regard, ni cheveu brillant, ni collier ? Passe-partout, éteintes, l’imperméable avait même couleur que le mur du cabinet et la vaste chaussure pour y loger le pied boursoufflé écrasait le maigre gravier jonché des aiguilles du vieux sapin. L’une agrippe la poignée d’une caisse de transport d’où roucoule un piètre miaulement. L’autre tient une laisse vide, sans animal au bout, laisse esseulée, inutile, pendante.

L’une dit

—  Alors comment va-t-il ?

En un presque chuchotement. Une demande de confidence. Un message secret à peine formulé. On a presque regret par la suite d’avoir osé poser cette question. Voix étouffée feutrée atone.

L’autre répondit (et on s’attendait bien sûr à cette réponse en basse tonalité, presque plus basse que ne l’était la question, un quart de ton en-dessous)

—  Pas bien.

L’une dit par pure politesse peut-être

—  Vraiment !

 Et l’autre s’épancha bien sûr. Enfin elle avait trouvé l’âme sœur ! Celle qui comprenait la douleur de voir s’effilocher la vie de l’être aimé. Il fallait en rajouter dans l’horreur. Pour que l’une souffre aussi. Qu’elle se torde dans l’indicible compression du cœur.

—  Oh non pas bien du tout il a vomi toute la nuit et puis ces sortes de spasmes c’est ça qui le fait vomir il n’arrive pas à se retenir alors bien entendu il rend tout de la bile même que c’est vert des filaments gluants il en met partout sur la moquette la couverture ça gicle je lui donne un peu d’eau mais il ne peut pas boire et il n’arrête pas.

Et l’une d’admirable compassion (mais avec une pointe de jalousie : je voudrais bien aussi pouvoir raconter de telles abominations, les connaitre, les vivre pour que l’autre m’écoute, pour que l’autre me plaigne… et une pointe de soulagement : quelle chance justement de ne pas pouvoir connaître de telles abominations et de ne pouvoir les vivre et de ne pas être écoutée et plainte)

—  Quelle nuit vous avez dû passer !

Et l’autre renchérit, rajoute, appuie

—  Oh ne m’en parlez pas et puis les crises reviennent de plus en plus souvent je ne dors plus.

L’une doit arrêter les jérémiades, le flot de détresse. Il est urgent de trouver un argument de masse qui détournera le cours des nausées

—  Mais peut-être qu’avec le printemps…

L’autre l’a brutalement interrompue. Comment ça le printemps ?? Qu’est-ce que le printemps vient faire là-dedans. Pourquoi pas les petits oiseaux et l’odeur des roses pendant qu’on y est. Décidément ! Froidement. Glaciale

—  Je ne crois pas que la saison y soit pour quelque chose !

L’une suppute l’erreur. Rattraper de toute urgence mais comment. Un gros manque de réactivité et trop tard l’autre a bondi dans l’intervalle

—  Et si encore il ne grossissait pas mais il grossit de plus en plus il a une bedaine pas possible.

Ah là ! L’autre a une belle répartie. Toute faite. Toute cousue. Qu’elle utilise d’ailleurs souvent. Dans des cas différents mais aujourd’hui cette admirable sentence fonctionnera aussi. Vite vite. Un peu réchauffée. Il faut retrouver un semblant de nouveauté, de fraicheur dans l’expression comme si tout à coup elle venait de naître

—  Vous me direz qu’il vaut mieux grossir que maigrir parce que maigrir c’est plus dangereux

L’une n’écoute pas. Ne relève pas. Ne réagit pas à ce piètre argument. Et continue sur sa lancée

—  Pourtant je ne lui donne pas trop à manger. Pas de choses grasses. Je fais attention.

L’autre tente la généralité de bon aloi. L’une ne peut pas être responsable de cet affreux malheur, elle qui est si bonne, si tendre, si prévenante. La voix se fait conciliante, apaisée

—  Il a toujours été fragile.

Voilà une réflexion qui ravit l’une. Une bonne remarque. Tout à fait à propos. Elle rebondit

—  C’est vrai il n’était pas bien costaud même quand il était jeune.

Travaillons fermement le filon. L’autre ne l’a pas épuisé. Et remet un peu de baume en philosophant large et pas compliqué

—  Et maintenant que l’âge vient. Ce n’est pas agréable de vieillir oh non… (l’autre va recommencer ce petit « oh non » attendrissant qui sonne bien qui termine la rengaine et lui donne un mouvement de cloche finale en refrain inépuisable). Oh non oh non…

L’une regrette sincèrement le tour que vient de prendre la conversation d’autant qu’elle entr’aperçoit le mari de l’autre et, sauf effectivement une bedaine prouvant un embonpoint un peu proéminent, le visage parait rubicond, la bouche encore gourmande et l’œil malicieux. Que faire ? Que dire ? Ah mais au fait

—  Et le chien ?

Et l’autre de débiter qu’il se porte comme un charme, lui. Pas comme Jean. Visite de routine. Il va rester la nuit au cabinet pour des bilans. Encore des frais en plus comme si on avait besoin de ça avec la maladie de Jean et tout et tout… Et l’une de ne plus savoir qu’ajouter et de sourire bêtement, un « tant mieux » au bout de la langue, vite avalé, refoulé dans l’ombre du vieux sapin. 

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