Vraiment mémorable, cet anniversaire ! Ou plutôt, devrait-on dire, cet anniversaire aurait dû être mémorable. 

Tous les ans, depuis l’âge de raison, Simon attendait son anniversaire avec une impatience mal dissimulée. Surtout cette année. Simon allait avoir dix ans. Ce n’est pas rien, ça, dix ans. Il savait déjà que grand-mère préparerait un gâteau : un énorme gâteau tout recouvert de crème chantilly comme le Mont Blanc. Et il y aurait des cerises confites qui s’enfonceraient dans la crème toute rose de plaisir. Et grand-père irait chercher une bouteille de champagne à la cave. Il avait promis : pour tes dix ans, Simon, on ouvrira le champagne. Et normalement, pour un anniversaire comme celui-là, il devrait recevoir des cadeaux de race, des cadeaux de prince. Des cadeaux exceptionnels qu’on garde toute sa vie. Simon n’était pas très sûr de ce qu’on allait lui offrir. Il y avait tant de choses qu’il désirait : une bicyclette surtout… Mais après tout, ce serait la surprise. C’est bien aussi, les surprises !

En fait, ce que Simon espérait par-dessus tout, c’était que son père y pense à son anniversaire et qu’il lui envoie une jolie carte où ce serait marqué : bon anniversaire à mon fils bien-aimé ou joyeux anniversaire à mon fils, Simon avec les je pense à toi et je t’embrasse habituellement présents sur ce genre de message. Ce serait une belle image : peut-être des montagnes avec un petit village englouti sous une neige étincelante, ou une plage avec la mer bleue, un ciel bleu et des cocotiers verts, ou une photo d’un chien ou d’un chat, un ruban autour du cou. Enfin un truc bien. La carte, il la rangerait dans le tiroir de son bureau avec les marrons, les feuilles mortes et les cailloux extraordinaires qu’il ramasse dans le gravier du jardin. Pour la garder toujours. 

Même que peut-être il y aurait aussi un gros paquet avec la carte. Un paquet qui contiendrait un cadeau de race, un cadeau de prince. Un cadeau exceptionnel. Sauf que papa ne sait sûrement pas ce que lui, Simon, il aime et ce qu’il voudrait.  Encore que papa soit un homme, comme Simon, et tous les hommes aiment les mêmes choses. Simon en a fait l’expérience : maman qui est tout le temps de mauvaise humeur, le dit plusieurs fois par jour : t’es bien un homme ! T’as les mêmes réactions que ton père ! Tous les mêmes, les hommes ! Ils se serrent les coudes ! Alors, ça ne doit pas être difficile pour papa de deviner ce que son fils espère. Au moins, ce jour-là, ce sera un avantage d’être un homme ! 

En fait, c’est sûr qu’une carte, un petit bout de lettre où il dirait, papa, ce qu’il fait, où il est, où il travaille, s’il va bien, tout ça, ce serait déjà pas mal. Un cadeau en plus, d’accord, Simon est partant. Mais ce qu’il espère avant tout, Simon, ce qu’il espère désespérément, c’est que papa vienne. C’est que papa, à midi ou plutôt le soir, à 17h, enfin un peu avant 17h (ça sonne à 16h50), soit là, debout à côté d’une grosse cylindrée, type Jaguar ou Mercedes.  Debout, juste en équilibre sur une jambe, l’autre légèrement pliée, et la main sur la portière ouverte pour qu’on voie bien le tableau de bord en bois verni, l’autre main peut-être sur la taille ou seulement le long du corps, une grande et belle main, et un sourire de dents blanches et une tignasse d’acteur de western. Oui c’est ça, un cow-boy habillé d’un costume-cravate pour faire classe. Grand, mon papa. Et lumineux. Salut fiston, qu’il dirait en me voyant. Parce que, bien sûr, il me reconnaîtrait aussitôt ; maman me le cache, mais je suis sûr qu’elle lui envoie des photos de moi, ce n’est pas possible qu’un père oublie complètement son enfant, n’est-ce pas ? Alors il me reconnaîtrait tout de suite et me tendrait la main : salut fiston, je suis venu pour ton anniversaire. Il me tendrait la main parce que m’embrasser, ça ne ferait pas bien, on n’est pas assez familiers, et puis, les autres risqueraient de se moquer. Et il ouvrirait le coffre et là, il y aurait une bicyclette. Verte. Deux roues seulement. Un vélo de grand. C’est pour toi, qu’il dirait. Allez fiston, je te ramène à la maison. Et je ferais le tour de la voiture tranquillement pour que le maximum de gens me voit.  Me voit bien. M’admire. M’envie. Et je monterais dans la voiture, je descendrais la vitre pour y poser mon avant- bras et mon père démarrerait avec une lenteur cinématographique. Zoom sur le visage radieux de Simon. Panoramique sur la voiture qui s’éloigne, quasi sans bruit, feutrée, merveilleuse de douceur. Un conte de fées. 

Et ce jour-là, ce jour anniversaire, ce jour mémorable oh oui entre tous les jours d’une vie de petit garçon qui n’avait encore jamais vu son père autrement que sur de médiocres clichés piquetés de moisi, ce jour-là,  quand son père l’aurait déposé au collège pour les cours de l’aprèm, Simon grimperait sur le toit de la conciergerie, sur le toit du collège même –  par l’escalier de la sortie de secours ça ne doit pas être bien difficile –  et de là-haut, il leur crierait sa haine, à ceux d’en bas, aux rampants, aux autres minables du dessous : 

Vous avez vu ? Hein, vous ne pouvez pas dire maintenant que je n’ai pas de père, bande de salauds. J’en ai un de père, un comme vous autres, et même beaucoup plus beau que les vôtres de pères, ratatinés et sans bagnole. T’as vu mon père la tire qu’il a ? T’as vu, Rémy ? Alors tu pourras aller te rhabiller avec ta Dauphine minable ? Et toi, Jeannot, ton père il va à l’usine à vélo, alors, tu peux ricaner. Et vous autres qui me disiez : t’as pas de père, t’es né de rien, ta mère est une putain elle a pris le premier homme qu’elle a trouvé dans les fossés et elle ose pas te le dire, ton père il a pris perpète parce que c’est un voleur, brebis galeuse, bâtard, tout ça, je vous le renvoie. Et, vous aussi, les profs tout bien sapés avec vos sourires faux et vos papouilles hypocrites : « faut pas t’en faire, Simon, c’est pas grave, c’est pas ta faute », tout ce baratin, au lieu de clamer haut et fort, à la face de mes petits camarades : « faut laisser Simon tranquille, il a un père oui comme vous tous, mais le sien est parti en voyage, en voyage d’affaires et il envoie de l’argent à la famille de Simon et un jour il reviendra bien sûr et habitera avec Simon et sa maman ; alors le premier qui embête Simon, je le punis et je lui mets 0 sur son carnet de notes et s’il recommence, un avertissement et s’il récidive, exclusion ». Ça c’aurait été un vrai prof. Et vous Monsieur le curé, maman m’a dit que vous les aviez mariés en blanc l’un et l’autre, mon papa et ma maman, un jour de printemps, alors vous le saviez bien que j’en avais un de père ! Pourquoi vous n’avez rien dit ? Pourquoi vous les punissiez pas, les menteurs, les jacteurs de première, ceux qui me faisaient du mal ? « Fais pénitence, mon petit, la souffrance est salutaire pour les âmes égarées »… que vous disiez. C’était quoi ce langage, sauf celui d’un lâche.

Et vlan, tout cela je leur expédierai en pleine poire, le jour de mon anniversaire. Ensuite j’accrocherai un câble à la girouette et je descendrai en rappel sous les hourras de la foule en pleurs. Lorsque je serai en bas, mon père me prendra dans ses bras et me portera comme fragile trophée, alors je pardonnerai d’un geste triomphateur les manants repentis, ces crapauds de piètre envergure.

Tout cela est bel et bien dit. Mais cet anniversaire ne se présente pas du tout sous des auspices aussi favorables. Déjà il pleuvait des seaux et des baignoires de flotte glacée et ce n’était pas pour réchauffer les cœurs. Ensuite c’était un lundi et maman avait dit : « le lundi, tu vas à l’école et ton grand-père et moi travaillons ; donc nous remettrons ton anniversaire à dimanche prochain ; promis, dimanche prochain, ta grand-mère te fera du poulet rôti et un gros gâteau à la crème Chantilly avec des cerises confites ; et dimanche prochain tu auras aussi tes cadeaux. » C’est loin dimanche prochain et puis Simon est encore plus déçu par le pluriel de cadeaux : quand ils sont au pluriel, les cadeaux, ils sont plus petits ; en revanche, quand il n’y en a qu’un, il est gros parce que tout le monde s’est cotisé pour l’acheter. Sûr que ce n’est pas une bicyclette… Il avait un peu espéré des deux côtés : il aurait préféré que ce soit papa qui l’amène ; mais bon, grand-père, grand-mère et maman, ça pouvait aussi aller. Là… Simon voyait bien que tous ses espoirs fondaient avec la pluie qui gonflait les rigoles. Il ne voulait même plus songer à la venue éventuelle de son père… Quant à une lettre… La boîte à lettres était complètement vide à midi. Et ce prof de maths qui lui avait dit, de manière compassée et hautaine : « je n’ai pu faire autrement que de te mettre 20 ! » Quel était ce langage ? Si c’est juste, t’as 20 et voilà. On dirait qu’il souffrait le martyre de ne pas avoir détecté la faute fatale. Et l’autre vermine de Vincent qui lui souffle dans l’oreille : « cette aprèm, 10 malabars sinon je te dénonce. » Dénoncer quoi ? Il n’a rien fait de mal, mais Vincent est capable de faire une cochonnerie et d’en détourner la faute sur Simon. Mais où est-ce qu’il va trouver l’argent pour les malabars ? Il va encore piquer des sous dans le porte-monnaie de grand-mère mais, à force, elle risque de se plaindre à maman. Tu parles d’un anniversaire !

Mardi, Simon regarda tout de même dans la boîte à lettres. Rien. Et pas de voiture le soir dans la rue devant le collège. Mercredi non plus. Jeudi, calme plat et sérénité des jours à la maison. Simon savait que c’était loupé pour cette fois. Plus la peine d’attendre vendredi et samedi. Et dimanche sera un jour ordinaire, sauf que grand-mère cuisinera le poulet rôti et ornera le gâteau de cerises confites, mais ce sera un anniversaire en retard, un anniversaire réchauffé à l’odeur de vieille soupe. Grand-mère dit toujours que le pot au feu est meilleur réchauffé. Mais, les anniversaires, eux, ça fonctionne autrement que les pots au feu !

Simon attendit l’année suivante : onze ans… Rien. Puis douze : toujours rien. Peut-être aux dizaines : vingt, trente, quarante… Il se lassa. Il oublia, enfin non il n’oublia jamais totalement. Il calma ses envies, aplanit ses ressentiments et repassa sa rancœur pour qu’elle s’aplatisse et se tasse. En fait, il commença vraiment à apprécier ses anniversaires dès lors qu’il s’incrusta une idée puissante en tête : sûr que papa ne peut pas écrire, encore moins venir puisqu’il est mort. Seule la certitude de la disparition de son père appliqua un baume salvateur sur cette plaie qu’il se complaisait à gratter et dont il se délectait à soulever la croûte. Depuis lors, il vécut pleinement ses anniversaires, non pas sans doute de manière mémorable, mais de façon apaisée, et même parfois joyeuse. 

A plus forte raison, après un certain appel téléphonique de son fils, un soir, alors qu’il contemplait le balancement léger des cimes des arbres : « c’est gentil d’appeler, fiston, que me vaut cette chance de t’entendre ? Parle plus fort, la ligne grésille. Tu dis ? J’ai oublié quelque chose ? Où ça, mon grand ? Hein ? Ton anniversaire ! Non, c’est aujourd’hui ? Ah ça alors !! Excuse… » La communication fut brutalement interrompue : apparemment, le fiston avait l’air fort mécontent.

Et Simon de conclure que même les pères les plus consciencieux, et il en faisait partie bien sûr, pouvaient oublier l’anniversaire de leurs enfants !  N’était la colère de son rejeton, ça l’aurait bien fait rire.  Et Simon se remit à contempler le balancement léger des cimes des arbres, pensant en son for intérieur que si les arbres fêtaient les anniversaires de toutes leurs jeunes pousses, la forêt éclaterait en une vaste cacophonie, une immense clameur discordante, brutale et orgiaque, où résonneraient à l’infini et jusqu’à l’horizon les happy birthday, joyeux anniversaire, feliz cumpleaños,  dans toutes les langues, sur tous les tons et dans tous les modes, en une jaillissante reconnaissance pour ce don de vie, renouvelé chaque année, lissé par les souvenirs et bourgeonnant d’espoirs.

« Allez, bon anniversaire fiston ! » et il leva sa coupe de champagne en direction des arbres au doux balancement.

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