Carvalho Bernardo, dans Neuf Nuits, dit ceci :

« Tout animal, fût-il serpent ondulant, fût-il limace, escargot, fût-ce une seule fois dans la vie, quand il regarde un arbre, une pierre ou un coin de ciel, voit la totalité de l’univers et comprend l’espace d’un instant ce qu’il est, où il se trouve et ce qui se passe autour de lui. »

Sauf qu’aujourd’hui la pauvre fourmi dont parle Misia a bousillé ses repères et ne sait plus du tout où elle en est. Voilà ce que c’est que de se laisser tenter par l’aventure, de vouloir découvrir des mondes inconnus, de suivre n’importe qui/n’importe quoi dans la rue et surtout de se déclarer la meilleure du monde et de ramener le trophée d’excellence. Il aurait peut-être mieux valu pour elle rester dans la communauté chérie, au chaud, au sec, à l’abri des tourmentes. Mais alors quelle petite vie aurait-elle menée là ! Sans éclaircie, sans but, sans challenge. Une vie rangée, pépère, terne alors que, elle, elle oserait.

Sauf qu’aujourd’hui, elle est paumée.

Et elle se souvient de Rose, son amie d’enfance, qui était partie un matin, son baluchon sous l’antenne. « Ben ousque tu vas ? » – « Je quitte le campement. La communauté des Grands Êtres m’a demandé de devenir consultante pour un jeu vidéo qui parlerait de nous. J’ai accepté, tu penses ! » – « Et quand le jeu, ils l’auront fini, qu’est-ce que tu deviens ? » – « Rabat-joie ! » et elle partit, Rose.

Et elle resta avec son enfance sur les bras et l’Ancienne qui branlait du chef.

Très loin d’ici, un jeune rédacteur teste un jeu vidéo : ça s’appelle « Les Fourmis ». Il joue, il joue, il écrit, il écrit, il rit, il s’amuse, il s’énerve, il joue, il joue, un truc lui picote le mollet, il ne regarde pas, il ne sait pas ce que c’est, il s’énerve, il tape, il écrase, il s’en fiche, il écrit, il joue à un super jeu !  

Elle connaissait pourtant bien le secteur mais, sapristi, ça changeait tout le temps. Hier, le triangle de goudron bien noir se trouvait à quatre enjambées de la grille entourant un petit tronc grêle. Elle le savait, elle en était persuadée et avait bien photographié ce détail dans son esprit. Esprit qu’elle avait clair, formé de correcte façon et, qui plus est, un peu au-dessus de la moyenne de ses congénères.

Donc voici la grille, ajourée, un peu rouillée déjà, de la ferraille bon marché. Au travers des trous du grillage, elle apercevait de menus grains de plantes, des graviers, des miettes comestibles, une chose inconnue et donc sans nom, des herbes souffreteuses et une poussière brunâtre qui pourrait être une défécation animale réduite et pressurée sous l’action conjuguée d’éléments écraseurs. Bref, le tout-venant.

Elle s’amusait beaucoup à suivre les entrelacs noirâtres, passant de l’un à l’autre avec dextérité. Revenant parfois au même point. Mais peu importe. En tout cas, surtout faire attention à ne pas tomber dans le trou, dans ce ramassis qui risquerait d’être de mauvais augure. Elle aurait aussi volontiers grimpé à l’écorce de ce petit tronc gringalet qui s’offrait à elle. Il paraît que ce n’était pas bon pour la santé de s’amuser à escalader ce type d’arbre qui pousse en ville, car le bois serait tout imbibé de produits dangereux pour la santé. Elle écoutait toujours la parole de l’Ancienne, et donc évitait soigneusement de s’en approcher. L’Ancienne avait ajouté qu’ailleurs, loin là-bas, dans des lieux qu’on appelait forêts, les arbres n’étaient pas toxiques. Ils avaient d’ailleurs une autre odeur, très sucrée/poivrée disait l’Ancienne. Impossible de les confondre… C’était loin, très loin, trop loin.

À partir de là, on allait tout droit et normalement on tombait sur le triangle de goudron noir. Sauf qu’aujourd’hui, pas de triangle de goudron noir. Seulement une surface granuleuse, de minuscule rocaille, mais qui n’était pas bien plate. Au contraire : il y avait là des trous, des bosses, des éminences, des gouffres, des pentes ascendantes et descendantes que ça donnait le tournis.

Et devant elle, tout à coup parut la chaussure.

Elle connaissait bien ce que les Grands Êtres portaient à leurs pieds, afin de ne pas les blesser ajoutait l’Ancienne. Certes le grand Être portait deux chaussures, elle avait bien enregistré cette information, mais elle fut obnubilée uniquement par l’une d’entre elles. Seulement une. Elle ne savait pas vraiment pourquoi mais quelque chose, une sorte d’instinct bizarre, lui intimait l’ordre de suivre cette chaussure-là. Droit devant. Sans réfléchir. Une chaussure lisse. Surélevée élégamment. Talon effilé se prolongeant par le contrefort qui moulait le galbe de la cheville et l’enveloppait de grâce. Cheville, pied et chaussure lisse/brillante – escarpin aurait précisé l’Ancienne qui s’y connaissait – s’offraient à son regard. Devant elle. Et suivait exactement le dénivelé du terrain, se penchant un peu à droite, se redressant avant de se déporter sur la gauche et soudain sautant, grand pas, petit pas. Elle suivait le mouvement, imprimant à sa propre marche le déhanchement coquin et raffiné de la chaussure hypnotisante. Elle était portée par ce balancement qui devait être bien similaire à celui de ce grand navire qui les avait transportées de leur lieu d’origine à ce pays. Un voilier tanguant selon l’Ancienne. Et elle, petite barque, suivait aveuglément sans songer à baliser ses repères, à marquer ses odeurs, à jalonner cette nouvelle piste. La chaussure lisse/brillante/ocrée l’entraînait devant, toujours plus en avant, montant, descendant dans la pierraille… À un moment, elle le pressentait, elle sauterait sur cette chose ondulante, s’y agripperait, attendrait que le Grand Être sortît son pied et abandonnât cette chaussure et puis s’éloignât. A un moment, peu importe quand et où, les Grands Êtres sortaient leurs pieds des chaussures et les abandonnaient et s’éloignaient, l’Ancienne avait dit. Alors elle profiterait de ce que le Grand Être-là aurait abandonné ladite chaussure pour la tirer de toutes ses forces, elle ahanerait, elle peinerait, elle transpirerait mais, ivre de volonté et de ténacité, parviendrait à la faire bouger et à la traîner vers le campement, elle serait saluée, louangée, et la chaussure lisse/brillante/ocrée/mordorée deviendrait Grand Trophée de guerre victorieuse et solaire. Elle, elle serait Reine.

Et soudain approcha l’orage.

Et soudain sur sa tête menue chut une goutte d’eau d’en haut.

Tellement absorbée par la chaussure qui valsait devant elle qu’elle n’avait pas pris garde au changement de couleur sur les graviers. Graviers toujours gris, n’est-ce pas ? Que nenni. Plus du tout gris clair, mais gris sombre. Très sombre. Et à l’arrière-plan, ce grondement qui venait d’on ne sait où et qui enveloppait chaussure et petits cailloux.

Sur sa tête menue churent plusieurs gouttes d’eau d’en haut. Plus fortes. Plus drues. Plus serrées. Et toujours en arrière, mais aussi sur le côté le grondement. Plus fort. Plus dru. Plus serré. Plus proche. Elle se rappelait…

Ce que l’Ancienne racontait :

« Lors, notre peuple, choyé par les Dieux, vivait dans la liberté et la paix.
Graines, pignons, brindilles tout à foison.
Sources claires, murs de pisé, arbres vénérables tout à foison.
Enfants dodus, nourrices mamelues, guerriers puissants tout à foison.
Quand soudain s’abattit le Tyran au casque à triple corne.
Il écrasa notre peuple, le réduisit en chair à pâté et pissa sur nos remparts écroulés.
Il prit dans sa main les quelques rescapées qui rampaient dans la poussière
Et les expédia vers les nuages en ricanant de toutes ses noires dents.
Les pauvres rebuts de notre peuple retombèrent par hasard sur une île au milieu du fleuve jadis tranquille et laiteux.
Ils pleurèrent, se lamentèrent, puis décidèrent de construire une embarcation pour rejoindre la terre de leurs ancêtres.
Ils assemblèrent la vase, ils ajustèrent les souches polies, ils tissèrent le jonc et montèrent à bord du fragile esquif.
Mais le vent s’était assoupi, le bateau stagnait, l’angoisse régnait.
Une prière aux Dieux alors ils élevèrent, et le vent se réveilla, et les tambours du tonnerre résonnèrent et le bateau s’avança et la pluie d’en haut rejoignit la pluie d’en bas et le bateau mouillé, trempé, volait comme poisson argenté, volait tout droit vers la rive. Volait enveloppé d’éclairs et de résonnances.
Emportant avec lui la vengeance et la liberté. »

Mais en ce jour, elle était très éloignée des épopées de son clan. Elle était très éloignée tout court car, en suivant la chaussure devant elle, elle avait été entraînée très loin. Trop loin, elle ne savait plus. De l’eau d’en haut dans les yeux, elle n’entrevit que partiellement la chaussure tout à coup disparaître, happée par quelque chose sur la droite qui s’était ouvert et refermé. Ce n’était pas devant. C’était sur le côté. C’était néfaste. Et le trophée s’était dissous. Elle était seule maintenant et toute l’eau d’en haut lui déferlait sur le dos avec férocité et hargne. Accompagnée de ce grondement de plus en plus terrible. Et de lézardes électriques qui lui vrombissaient les oreilles. Qui plus est, l’eau d’en haut stagnait et devenait l’eau d’en bas, appelée flaque dans le langage commun. La mauvaise flaque, tellement profonde parfois qu’on tombait dedans et qu’on s’y noyait promptement. L’orage aujourd’hui était vraiment de très méchante nature. Et semblait s’installer au-dessus d’elle.

Sur sa tête menue, la cascade d’eau d’en haut. Devant elle une étendue sale d’eau d’en bas. De chaque côté le gravier disparaissait sous toute cette eau. Et elle sur ce déplorable gravier. Seulette. Sans guide. Sans plus rien.

« Zut ! » dit la petite fourmi rouge de colère et noire de tristesse.

Personne ne l’entendit.

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