En cette période d’automne où les feuilles commencent à choir dans la mousse encore verte, comédiens, chanteurs et musiciens vont hiberner comme nounours et marmottes. Bien au chaud dans le cocon protecteur et maternel des salles de concert et des théâtres, ils abandonnent le grand air, les théâtres de verdure, les concerts dans le foin et la pâquerette pour se lover confortablement dans des intérieurs douillets (enfin douillets… c’est à voir ! Parce que Misia peut vous l’assurer, il y a des courants d’air dans ces intérieurs-là !).

Il était donc normal de vous offrir une petite bagatelle d’ouverture de saison. Bon d’accord, Misia va encore se faire gronder, ce n’est pas joyeux, joyeux. Mais elle fait ce qu’elle peut. En tout cas, gentil lectorat, soyez attentif et dites-lui ce que vous pensez de ce tousseur/toussé/lui-même/ou un autre. Il y a peut-être là-dedans à se demander si le tousseur toussant n’est pas aussi celui qui entend la toux toussée ? Mais alors l’entend-il vraiment ou est-ce dans sa tête que ça toussaille ? Ah ah.. Dilemme…

Et en ouverture, ce magnifique paragraphe tiré d’Appassionata, un roman de André Brink :

« Le moment le plus magique d’un concert est celui où les instrumentistes accordent leurs instruments : avant donc que la musique ne commence : fluidité d’un monde sonore à l’image du chaos informe avant la Création. (…) Tout est encore en gestation, rien n’est formé, ni définitif. Tout peut encore arriver. »

Comme si, avant le concert, les instruments étaient bourrés de notes potentielles, de partitions incroyables, de milliers de projets musicaux aussi démentiels les uns que les autres, et que ces notes se poussent comme troupeaux d’oies caquetantes pour, au final, défiler une par une devant le chef d’orchestre, grand castrateur et meneur de jeu : pas question de dériver, rester dans le rang, pas un cheveu ne dépasse, rien d’autre que la partition pure et dure inscrite dans le marbre et l’ébène du pupitre. Pas le droit de folâtrer.

Alors les notes restent coincées dans leurs boîtes de cuivre ou de bois et pleurent en silence. Et attendent le début du prochain concert pour faire, quelques instants délicieux, quelques minutes de complète folie, des tas de couac et de zigouillis sous prétexte de s’accorder.

Jean avait peu mangé pour que son estomac ne gargouillât point. Il avait peu bu pour qu’aucune envie de pipi ne le dérangeât. Il s’était rasé de près, s’était arrosé d’after-shave et de parfum ambré, avait soigneusement coiffé les quelques cheveux qui lui restaient, puis avait sorti son beau costume sombre, coiffé son chapeau des dimanches pour cacher sa naissante calvitie et était parti tranquillement, le billet à portée de main dans la poche intérieure de son veston. Le timing était bon.  Jean n’avait pas à se presser : il arriverait à l’heure à l’opéra.

Jean était à l’opéra. Confortablement calé dans l’ample fauteuil de velours rouge, il avait placé son chapeau sur ses genoux et maintenant, il écoutait…

Jean fondait sous le charme de cette voix soyeuse qui s’enroulait autour de ses épaules comme étole de fourrure. Il n’en pouvait plus de jouissance à peine dissimulée. Ses mains en trituraient le couvre-chef avec ardeur. Son visage recevait de plein fouet la chaleur d’une voix enchanteresse. Front moite, yeux mouillés, paupières alourdies. Bouche ouverte pour que les notes jaillissantes atteignent son palais, caressent ses dents, jouent sur sa langue et descendent allegretto dans son gosier, dans son estomac, dans ses intestins, dans ses jambes pour humecter tout son corps et le rendre verdoyant et lumineux.

Quand tout à coup une toux s’éleva.

Quelqu’un, quelque part, au balcon, au parterre, à sa hauteur, au-dessus, en-dessous, il ne savait pas, il ne voulait pas savoir. Mais quelqu’un toussa. Quelqu’un toussait. Il résista, il refusa d’entendre cette toux étranglée qui voulait s’imposer, qui s’amplifiait et devenait maîtresse des lieux. Il tenta, mais en vain, de faire abstraction, de créer un filtre : seule la voix devait passer au travers du tamis, la toux restant prisonnière. Il respirait très fort et s’obligeait à se concentrer sur le chant là-bas qui n’en finissait pas de s’allonger – fleuve de caramel, de sucre vanillé, se déversant dans sa bouche assoiffée. Il forçait son attention à fixer le son envoûtant qui ne venait que pour lui. Qu’il appelait de toutes ses forces. Qu’il ne voulait pas lâcher. Qu’il ne fallait pas perdre.

Rien n’y fit. La toux se fit insistante. Entrecoupée maintenant de pschutt outrés. Encore pires, ces interjections !  Ces accès de colère qui renforçaient l’outrecuidance de cette toux, la prolongeaient et lui donnaient comme une sorte de relief.

Quelque chose se déchira en lui. Il perdit pied. Certes les notes lui parvenaient encore, mais banalement accrochées sur une quelconque partition.  Là-bas, la chanteuse, une diva en robe pourpre, s’égosillait pour couvrir la quinte de toux. Sûrement qu’elle aussi pâtissait de cette interruption cavalière, inopinée, soudaine, incongrue. Cristal trop fragile, sa voix se tendait à l’extrême et la cantatrice, pressentant la rupture, reprenait les rênes, réfrénait son élan, cherchait dans une technique à toute épreuve la béquille qui lui permettrait de finir son travail, mais sans excès, sans passion. En bonne exécutante.  Toute seule dans le halo de lumière, elle chantait parce qu’il lui fallait chanter mais le miracle ne serait pas pour aujourd’hui.

Jean écoutait, puis interrompait son écoute, la reprenait, lâchait. Il recevait, puis… friture sur la ligne, interruption, retour à la normale, mais une normale sans intérêt. Pour lui aussi, le miracle serait pour un autre jour, peut-être.

Il était furieux. Il avait fermé la bouche. Plus rien ne l’irriguait. Il était sec.

Et furieux. Vraiment très furieux.

Il suivit du regard la toux qui se levait de son siège. Quelques rangs derrière lui… Peut-être même un des sièges tout à côté de lui.  Complet veston sombre. Calvitie peut-être. Lunettes ? Il ne discernait pas bien. Il suivit avec des yeux mauvais la lente sortie de la toux qui allait s’amenuisant, jouant avec une porte récalcitrante et disparaissant à l’extérieur. Une lumière brutalement allumée lui permit d’apercevoir la calvitie, le chapeau qu’on ajustait…

À qui appartenait cette toux ? Quel était l’infâme propriétaire d’un organe irrité qui n’était pas maîtrisable ? Comment quelqu’un de sensé pouvait-il venir au théâtre, à l’opéra, bref dans une salle de spectacle en sachant qu’il ne pourrait être un hôte convenable et respectueux ? Car enfin ce quidam devait savoir qu’il était malade et qu’il risquait d’avoir une quinte. Dans ce cas, on prend ses précautions. Avant le spectacle, on ingurgite un médicament, on suce un bouton, on avale une gorgée de sirop. Bref on agit, on anticipe. On ne joue pas au malappris. On est respectueux.

Mais parlez-moi du respect aujourd’hui ! Tout le monde s’en fout ! Même quelqu’un de malade, qui sait qu’il va perturber la bonne tenue du spectacle se permet de faire acte de présence au beau milieu d’une ample assistance. Nuisible individu. Je te retrouverai. Et Jean ricana. Il allait voir de quel bois il se chauffait ! Lui avoir gâché sa soirée, de cette manière. Et Jean s’esclaffa à l’idée de suivre l’individu dans le couloir, de le rattraper et de lui dire son fait. 

Jean se leva direct, droit, et entreprit de quitter son siège, de sortir du rang et de courir derrière le propriétaire de la toux.

Il s’emmêla les jambes dans d’autres jambes, fit tomber le programme de sa voisine qu’il ramassa maladroitement et prestement, écrabouilla des chaussures nanties d’orteils, accrocha un manteau par sa capuche fourrée, se rattrapa de justesse au strapontin, s’affala presque et manqua deux marches moquettées. Tout cela à grand renfort de marmonnements, grommellements, hoquets sardoniques et clappements de langue.

Il se rua sur la porte, l’envoya valser et se mit à courir dans le couloir, son chapeau à la main.

— Mais enfin Monsieur, un peu de bon sens.

— Hé ?

— Vous rendez-vous compte, Monsieur, de tout le vacarme que vous faites ? En dérangeant vos voisins ? En hurlant…

— Comment ça en hurlant ? Je ne hurle point. Je veux juste rattraper la personne qui a toussé au beau milieu de l’aria pathétique et lui dire mon mécontentement.

— Mais Monsieur je vous en prie. Ce n’est pas la peine d’aggraver la situation.

— Ah parce que j’aggrave peut-être ? On me fout en l’air ma soirée, on postillonne sur mon bonheur, on me cogne sur la tête à coups de raclements de gosier répétés, et c’est moi qui aggrave ?

— Euh… je ne comprends pas.

— Et en plus vous ne comprenez pas ! Vous ne comprenez pas que cette personne a bousillé le charme qui m’habitait. J’étais au paradis, elle m’a fait redescendre sur terre. Voire aux enfers. Oui, aux enfers de la nullité, de la médiocrité, de la pauvreté.

— Mais après qui en avez-vous Monsieur ? Je ne vois personne d’autre que vous et…

Jean voyait bien que la silhouette là-bas du fauteur de trouble s’amenuisait, disparaissait ! Ah non, il n’allait pas lui échapper ! D’une pichenette, il se débarrassa de l’importun et se mit à courir. Il dévala les escaliers, mais nouvelle interruption un peu plus musclée cette fois-ci.

— Monsieur s’il vous plaît.

— Je suis pressé.

— Monsieur on ne court pas dans les allées du théâtre.

— On ne tousse pas non plus dans la salle de spectacle.

— Je vous en prie Monsieur. Gardez votre calme.

— Je vais m’énerver encore plus si vous me dites de garder mon calme etc…

Bref, Jean fut ralenti et l’homme (car c’était un homme) avait depuis longtemps pris la poudre d’escampette lorsque Jean réussit enfin à passer la porte d’entrée.

Il était malheureux. La lune comme un monocle. Les nuages épais. La densité majestueuse des bâtiments environnants lourds et pompeux. La place pavée, d’un orange délavé sous les réverbères. La musique, la pure lumière, le son divin était derrière lui, très loin derrière lui, dans son dos. Devant lui… bof !

Depuis cette soirée mémorable, Jean revint maintes fois devant le théâtre. À chaque représentation d’opéra. Pendant plusieurs saisons. Se disant que peut-être un jour il reconnaîtrait le possesseur de la toux. Il dévisageait chaque visage, contemplait le vêtement, la tournure, le chapeau et, sous le chapeau lorsqu’il était soulevé et ôté, la calvitie. Mais jamais il ne parvint à ses fins.

De temps en temps aussi il surprit des regards peu amènes. Et s’en étonna, s’en offusqua même. Pourquoi le toiser de cette manière. Comme s’il était l’accusé, alors qu’il ne fut que victime ?   

Il resta alors devant l’entrée du théâtre. Il craignit ces regards. Il craignit surtout d’être à nouveau déconcentré par un tousseur. Et lorsqu’on sonnait le commencement du spectacle et que la porte se fermait, il rentrait chez lui écouter un CD de la Traviata en sirotant sa tisane de tilleul.

Ce fut de pneumonie qu’il partit un jour. Sûrement avait-il attrapé froid en cherchant son tousseur. Il faut dire que lorsque vous n’avez presque pas de cheveux sur le crâne, que vous tenez votre chapeau à la main au lieu de vous en couvrir et que vous vous promenez en costume de drap fin sans enfiler un manteau bien chaud, ça vous pend au nez que le rhume vous descende sur les poumons !

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