Assis dans son fauteuil, Jamie observait sa famille s’activer dans le salon par la porte entrebâillée de sa chambre plongée dans la pénombre. Sur la table basse, devant l’immense écran plat, sa mère découpait d’un coup de ciseaux le scotch qui maintenait fermé un gros carton brun. Sur les quatre côtés, son père avait inscrit au marqueur noir « Noël ». Il avait dû s’y reprendre à plusieurs fois à en juger par les lettres mal formées, légèrement effacées sur les bords qui viraient au gris. Debout sur la table, déjà la tête dans le carton, Noé, son petit frère, 3 ans à peine, gazouillait de contentement en sortant une petite poupée de bois aux grandes ailes rouge couronnée d’un anneau doré brillant. Un ange. Tout comme lui, blond et joufflu.

Noé adorait Noël, bien entendu.

La veille, au centre commercial, il avait choisi avec un grand sérieux l’immense sapin, un Norman s’il-vous-plait à l’odeur doucereuse de sève séchée. L’arbre trônait à côté de la télévision, installé sur son pied métallique rouge par leur père, la veille au soir. Cela n’avait pas été une mince affaire d’ôter les quelques centimètres qui empêchaient le tronc de tenir droit. Le bûcheronnage s’était terminé à la scie sauteuse, dans la sciure et les énervements couplés à la satisfaction de constater la supériorité des outils de l’homme sur l’arbre sacrifié. Le temps que le salon soit nettoyé, sans oublier la voiture car le sapin, dans son agonie avait également recouvert le coffre et les deux sièges arrière de ses aiguilles arrachées, les parents avaient à l’unanimité choisi de reporter la décoration au lendemain. L’école terminée, les devoirs faits et le goûter avalé, il était temps.

  • Jamie, mon chéri, tu viens avec nous ? Non Noé, ça ne se mange pas !

Jamie ne répondit pas à sa mère. Au lieu de ça, il claqua la porte et roula jusqu’à la fenêtre pour se perdre dans la contemplation du monde extérieur, au-delà de l’allée de gravillons, de la pelouse bien taillée et du portail blanc qui fermait le jardin. La nuit tombait déjà, toujours si étonnamment tôt en ces ultimes journées d’hiver qui précédaient le solstice. Les lampadaires éclairaient la rue résidentielle, colorant de jaune les pavillons aux murs immaculés, jusqu’à céder la place à l’obscurité au-delà du rond-point, dans cette partie du lotissement encore en construction dont il ne devinait qu’à peine les façades inachevées sous le ciel d’encre. Des nuages gris cachaient la lune et les étoiles ce soir, la neige ne tarderait pas à tomber d’après la météo. Parfait, il ne manquait plus que cette boue impraticable pour parfaire le tableau.    

Car Jamie détestait Noël, bien entendu.

L’esprit des fêtes réveillait en lui les douloureux souvenirs de l’année précédente. À cette époque, il jouait au football trois ou quatre fois par semaine, même parfois plus lorsque son équipe disputait un match le week-end. Il était doué du haut de ses dix ans, tout le monde le disait. L’entraîneur en avait discuté avec ses parents et il leur avait recommandé de l’inscrire dans un centre de formation. Sauf qu’il n’en existait aucun dans la proche région. Il devrait partir en pension et ne plus rentrer que pour les vacances. Son père ne pouvait s’y résoudre. Même sa mère, ayant pourtant dû faire ce type de sacrifice plus jeune, l’appréhendait. Ses parents avaient eu une longue discussion à ce propos à la fin de l’année précédente autour de la table de la salle à manger et ils lui avaient avoué leurs réticences. Il comprenait. Il n’était pas prêt non plus à quitter ses copains, à ne plus voir ses parents et à rater les premiers moments de Noé. Alors ils s’étaient accordés une année supplémentaire. Rien qu’une année… transformée en éternité.

Le drame était arrivé, aussi implacable qu’inattendu. Jamie avait voulu surprendre le Père-Noël et s’était relevé en pleine nuit, pas bien réveillé. Il était descendu dans le noir depuis le second étage. Il connaissait bien l’escalier et n’allumait généralement pas lorsqu’il descendait aux toilettes, alors il pouvait bien descendre jusqu’en bas dans le noir. Il occupait bien sûr encore sa chambre à côté de celle de Noé, lorsqu’il pouvait encore grimper dans le lit superposé. Trop d’empressement, une marche ratée, et toute la magie de Noël s’était envolée. En plus, il n’avait même pas vu le Père-Noël…

Sa mère frappa doucement à la porte de ce qui avait été la salle à manger.

  • Je peux ?
  • Fais ce que tu veux.

Elle entra, sa silhouette sculpturale se découpant sur la lumière vive du salon. Elle était jolie, avec ses grands cheveux blonds et ses yeux bleus, musclée également comme l’on peut en attendre d’une ancienne nageuse professionnelle reconvertie en professeure d’EPS. Sportive comme Jamie ne le serait plus jamais, brisant tous ses espoirs de faire également carrière dans ce milieu. Elle alluma la lampe, mettant en lumière son lit médicalisé, avec cette ridicule poignée qui lui permettait à peine de se coucher par lui-même. Pour sa plus grande honte, ses parents n’avaient pas lésiné sur les moyens pour adapter la maison à ses besoins : salon reconverti en chambre avec salle de bain adaptée, rampe d’accès à la porte d’entrée et toilettes agrandies. Comme pour mieux lui rappeler qu’il ne partirait plus, l’installant dans cette même pièce où il avait décidé de rester pour son plus grand malheur.

  • Noé a dit que c’était pour toi.

Sa mère s’accroupit à côté de lui et lui tendit le petit ange, accroché par une fine ficelle dorée au bout de son index. Jamie pensa un bref instant à envoyer valser l’angelot sous la commode, dans la poussière où personne ne le retrouverait. Le geste ne dépassa jamais sa pensée, car Noé le fixait depuis l’entrée de la chambre, avec cet air charmant de l’innocence de l’enfance.

  • Pour te protéger, ajouta sa mère.
  • Merci, marmonna Jamie en prenant l’ange qu’il déposa sur le rebord de la fenêtre.
  • Si je peux faire quoi que ce soit…
  • Non, c’est bon… Laisse-moi, va t’amuser avec Noé. Je vais gâcher l’ambiance, je reste là.
  • Quand tu veux.

Elle céda à sa requête et n’insista pas, laissant cependant la porte entrebâillée en sortant. Jamie reporta son attention sur l’extérieur et plus spécifiquement sur trois garçons qui remontaient la rue en sa direction. Il reconnut sans mal Mathieu et Julien, il ne connaissait par contre pas le troisième, caché sous un sweat à capuche. Ce troisième qui avait été lui, toujours devant, une balle au pied. Julien leva la tête en sa direction et il croisa brièvement son regard avant que Jamie ne reculât derrière la sécurité du mur. Il n’était pas prêt à les revoir. Ils comprirent le message et, aujourd’hui, ils ne sonnèrent pas. Leurs voix s’estompèrent, et Jamie n’entendit plus que les échanges joyeux entre sa mère et Noé qui venaient du salon. Il roula jusqu’à la porte, éteignit la lumière, et reprit son poste d’observation.

Les jours filèrent, Jamie mangeait, dormait et étudiait dans sa chambre qu’il ne quittait que lorsque cela s’imposait, soit bien peu souvent. De l’obscurité, Jamie fut le témoin silencieux des tentatives culinaires de leur mère et du ravissement de Noé, subissant les chansonnettes sifflotées de son père et les senteurs de miel et de noisettes. Le sapin devint un arbre de Noël éblouissant dans ses guirlandes incandescentes et ses boules colorées. Le salon se para de décorations, puis le jardin s’illumina.

Le 24 arriva, bien entendu.

La famille débarqua à partir du milieu de l’après-midi, ses quatre grands-parents, dont deux venus avec leurs nouveaux compagnons, trois oncles et deux tantes, et même deux cousins et une cousine. Ils s’entendaient plutôt bien malgré les mariages et les divorces, ou en tout cas se supportaient suffisamment pour se croiser le temps d’un repas et jouer leur rôle. Pourtant, sous les sourires, un malaise subsistait et les regards furtifs s’échappaient souvent vers la porte entrouverte de la chambre de Jamie. On venait le saluer, on l’encourageait, on lui tapait sur l’épaule, et on fuyait tout aussi vite sous un quelconque prétexte. Les adultes ne trouvaient pas les mots et les enfants ne savaient pas comment l’inclure dans leurs jeux, ayant visiblement été briefés par leurs parents sur ces beaux principes de tolérance et d’acceptation de la différence. À côté de la fenêtre, une couette sur les genoux, Jamie ouvrit un livre pris au hasard dans sa bibliothèque et les ignora. D’expérience, les gens le dérangeaient moins lorsqu’il lisait et il put une nouvelle fois confirmer cette théorie. Lorsque la luminosité ne lui permit plus de discerner les mots sur les pages, il garda le roman ouvert sur ses genoux et se perdit dans la contemplation des flocons qui tombaient à l’extérieur sous le faisceau des lampadaires.

  • Allez, tous à table, cria sa mère du salon en le tirant de sa rêverie.
  • Quelle belle décoration, s’enthousiasma une de ses tantes d’une voix aigüe.
  • Et ces napperons, remarqua son grand-oncle avec une pointe d’ironie.
  • Pour ne blesser personne, Jamie répondit à l’appel. Plongé dans l’ambiance chaude de bougies parfumées à la vanille, le salon avait été réarrangé durant l’après-midi, les meubles poussés dans les angles jusque dans le couloir de l’entrée pour insérer la longue table de l’ancienne salle à manger, ressortie du garde-meuble pour l’occasion. Les réflexions sur le manque de place et de chaises s’arrêtèrent net au moment où Jamie apparût.
  • Vous m’excuserez si je ne vous propose pas ma chaise, ne put-il s’empêcher de faire remarquer.
  • Voyons mon chéri, rétorqua son père. Viens à côté de moi.
  • Quelques sourires gênés répondirent à son sarcasme. Finalement, sa mère réussit à offrir à chacun un endroit où s’asseoir et un bout de table où poser son assiette. Coincé entre son petit-frère et son père, Jamie mangea la dinde sitôt servie, une grosse volaille dorée allongée sur un lit de petits légumes verts. Il se surprit à apprécier le plat dont seule sa mère possédait le secret, et même à participer à quelques banales discussions avec ses voisins, aussi engoncés que lui dans cette pièce bondée où plus personne ne pouvait se lever et bouger.
  • Cette sensation de normalité ne dura pas, bien entendu.

Sitôt la bûche terminée, les deux cousins demandèrent à sortir de table pour aller faire un bonhomme de neige qui accueillerait le Père-Noël. L’idée enthousiasma la tablée et, alors que les mamans s’occupaient déjà d’habiller les plus petits, les autres se tournèrent vers lui, gênés. Avant que quiconque n’élaborât un plan bancal pour lui permettre de participer, Jamie prétexta être fatigué et régla leur dilemme en s’enfuyant. De retour dans la sécurité paisible de sa chambre, il ferma la porte pour se faire oublier et brancha ses écouteurs sur son téléphone portable pour s’isoler dans la musique. Il sélectionna une station de radio aléatoire et tomba sur une sonate au piano, qu’il se surprit à apprécier, pourtant bien peu habitué à la musique classique. Il se laissa bercer et trouva la paix qu’il cherchait depuis de longues nuits.

Lorsqu’il rouvrit les yeux, une luminosité étrange attira son regard sur le rebord de sa fenêtre : éclairé par la lumière indirecte de l’éclairage public, le petit ange que son frère lui avait confié brillait. Ne l’avait-il pas rangé au fond d’un tiroir ? Jamie roula jusqu’à sa seule décoration de Noël et la prit dans sa main. Même si cela n’était sans doute qu’une illusion, elle semblait tiède au toucher, comme un petit animal venant se blottir dans la paume. Jamie ne devait avoir somnolé qu’un instant, car ses cousins sortaient par la porte d’entrée et se laissaient tomber dans la neige encore fraiche, formant un ange de leurs bras écartés. Ils chahutèrent un moment, avant de se concentrer sur l’édification d’un bonhomme de neige en empilant plusieurs grosses boules les unes sur les autres jusqu’à atteindre la stature d’un homme adulte. Admiratif devant l’ampleur du projet entrepris, les parents joyeux se joignirent à l’effort général pour hisser sur son perchoir l’ultime boule de la tête. Les constructeurs complétèrent la silhouette de grands bras allongés, qui lui descendaient jusqu’au sol, et de minuscules pieds ronds qui leur servirent principalement à caler l’ensemble. Le bonhomme de neige riait d’un sourire édenté formé de graviers de l’allée, sans doute amusé de sa tenue improbable composée d’une chemise trouée que son père mettait lorsqu’il tondait la pelouse et d’une jupe d’un seul tenant de sa mère qui se fermait d’un velcro à l’arrière. Son style inimitable fut complété par un magnifique béret bleu marine, qui ne tenait qu’en s’appuyant sur la traditionnelle carotte-nez qui rebiquait vers le haut. Gelés, mais satisfaits, enfants et parents rentrèrent au chaud après plus d’une heure de dur labeur. Ils partirent se coucher peu après, comme dans les autres maisons du quartier qui s’éteignirent tour à tour. Jamie se sentait incapable de faire quoi que ce soit, y compris de dormir. Il se perdit dans la contemplation comateuse des nuages, qui laissaient par intermittence passer les rayons de lune pour éclairer le bonhomme de neige aux énigmatiques traits de cailloux.

  • Tu vas te morfondre encore longtemps ?

Le garçon se retourna, surpris de ne pas avoir entendu son père entrer. Il n’était pas là. Sa chambre était vide et la lumière du salon ne semblait pas filtrer à travers le bas de la porte. Jamais son père ne se serait promené dans la maison la nuit sans allumer…

  • Papa ?
  • Ou peut-être préfères-tu cette voix ? Je ne sais pas trop si je suis une fille ou un garçon dans cet accoutrement.

Maman ? La voix provenait cette fois sans doute aucun du jardin. Sauf que ni son père ni sa mère ne s’y trouvaient, seul le bonhomme de neige le fixait, immobile. Immobile ? Le chapeau sembla tressauter. Mettant ça sur le compte du vent, Jamie ne l’en observa pas moins avec attention. Cette fois, aucun doute, il bougeait !! La carotte du nez frétilla légèrement, faisant une nouvelle fois chanceler le béret. Effrayé par l’étrange spectacle, Jamie recula jusqu’au milieu de sa chambre, le cœur palpitant. Après de longues secondes pendant lesquelles il tenta de se persuader qu’il hallucinait, une énorme tête ronde et blanche apparut au carreau :

  • Fille ou garçon ?
  • T’es… quoi ?

La créature répondit en reprenant la voix de son père :

  • Euh… un bonhomme de neige, bien entendu. Cela se voit, non ? Bon, allez, je serai garçon pour cette nuit. Viens, j’ai quelque chose à te montrer.
  • Je ne peux pas sortir… En plus, avec la neige…
  • Rien n’est impossible à qui s’en donne les moyens.
  • Je dois rêver…
  • Si cela peut t’aider à mieux accepter ma présence. Allez, viens. Je vais t’aider à sortir.

Les vantaux de la fenêtre s’ouvrirent comme par magie et le bonhomme de neige plaça ses bras de part et d’autre de la traverse basse pour créer une rampe de glace. Jamie jeta un bref regard vers sa chambre, hésitant à suivre son étrange compagnon qui l’attendait sans impatience, affichant un air de bonhomie rassurante sur la boule de son visage. Sans même réaliser que déjà il montait sur la rampe improvisée, il céda à la tentation et roula vers l’aventure. La montée se révéla plus difficile que la descente qu’il eut toutes les peines du monde à contrôler, bien peu habitué à de telles acrobaties. Il dévala dans la neige fraiche et manqua de basculer quand son fauteuil stoppa net, embourbé, en plein milieu du jardin. Il avait tellement neigé que Jamie se pensait perdu. Il s’imaginait appeler ses parents à la rescousse, cherchant déjà des excuses valables pour expliquer sa présence ici, à une heure si tardive. À quoi s’attendait-il donc en faisant le mur en pleine nuit dans sa condition ? Le bonhomme de neige lui ne semblait pas particulièrement inquiet. Sans se presser, il se releva et s’ébroua, envoyant de petites goulettes autour de lui alors que ses bras se resolidarisaient autour de son corps. D’une pichenette de carotte, il replaça son chapeau sur le haut de son crâne et glissa devant Jamie pour lui ouvrir la voie. Tout comme le garçon handicapé, le bonhomme de neige roulait plus qu’il ne marchait, faisant tourner son corps entre ses longs bras. Cela donnait une étrange impression avec ses deux minuscules petons qui demeuraient immobiles, d’autant plus que la boule de neige inférieure grossissait à vue d’œil à mesure qu’il aspirait la neige. Lorsqu’ils arrivèrent en zone dégagée, le bonhomme de neige toisait au moins à quinze centimètres de plus.

  • Tu vois, tout est possible ! Prends ma main !
  • Où allons-nous ?
  • Pas loin.
  • Tu… Tu me ramèneras, hein ?
  • Bien entendu. Viens, Jamie !

Lorsqu’il posa sa main légèrement tremblante sur la paluche de la créature, le garçon fut surpris de sentir sous ses doigts non pas de la neige rugueuse, mais une peau soyeuse et douce. Mu par une force invisible, son fauteuil se mit à avancer à la même vitesse que le bonhomme de neige. Ensemble, ils roulèrent à travers les rues de la ville sans avoir à s’inquiéter des autres usagers ou des feux de signalisation. Personne ne les voyait et ils n’avaient aucune consistance comme Jamie le découvrit à son grand étonnement quand ils traversèrent un mur de béton. Leur voyage les emmena jusqu’à l’extérieur de la ville, dans un centre sportif qu’occupait le club local d’athlétisme. Jamie en avait déjà entendu parler par sa mère qui venait parfois donner des cours ici à des jeunes. Les portes fermées ne les arrêtèrent pas et ils se retrouvèrent sur les pistes de course cachées sous le blanc manteau neigeux. Le bonhomme de neige les arrêta à côté de la ligne de départ.

  • Tu as toujours voulu être un sportif ?
  • Comment tu sais ?
  • Ce n’est pas une réponse…
  • Pourquoi tu me demandes ? Tu as l’air de tout savoir déjà.
  • Arrête d’être en colère, Jamie. Je ne le mérite pas, pas plus que tes parents. Tu peux être en colère contre l’univers tout entier, cela ne changera rien à ce qu’il s’est passé.
  • C’est tout ce qu’il me reste.
  • Vraiment ?

Au clin d’œil du bonhomme de neige, deux fantômes de lumière apparurent. Vierges de signes distinctifs, ils se préparaient chacun à leur façon à un départ imminent. Le premier, debout, sautillait sur place pour s’échauffer à côté du second, assis dans un étrange fauteuil à trois roues inclinées. Sur un signal silencieux, ils se positionnèrent côte à côte sur une ligne invisible et s’élancèrent, disparaissant rapidement du champ de vision de Jamie. Il se surprit à demander :

  • Où sont-ils partis ?
  • Alors cela t’intéresse désormais ?
  • Laisse tomber…
  • Regarde-les !

Un tour déjà accompli, les sprinteurs revenaient vers eux et terminaient la course. En passant devant lui, la silhouette debout révéla ses deux prothèses incurvées attachées au moignon de ses jambes.

  • Ils sont…
  • Oui. Tous les deux. Si ces gens y arrivent, pourquoi ne le pourrais-tu pas ?
  • Je ne suis pas assez fort.
  • Si ton rêve est de devenir un sportif, ne laisse personne, pas même toi, le repousser. Ta carrière sera différente de celle que tu avais imaginée, mais rien ne t’empêchera d’accomplir de grandes choses.
  • Je…
  • À toi !

Le bonhomme de neige le poussa sur la piste et, en abaissant son bras, il lui répéta :

  • Crois en toi !

Le départ fut un peu laborieux : il n’avait jamais cherché la vitesse et ses mains tâtonnaient sur les roues, les retenant toujours un peu trop longtemps. Puis il commença à prendre le rythme et à trouver le bon moment pour redonner une impulsion au véhicule, ni trop tôt, ni trop tard. Mais surtout, il ressentait pour la première fois depuis bien longtemps la brûlure des muscles de ses bras sollicités par son irrésistible envie de gagner.

  • Je vole !
  • Jamie ? Jamie, réveille-toi !

Il ouvrit les yeux sur le visage angélique de sa mère face au jour éblouissant et se cacha immédiatement les yeux pour se protéger. Sous sa main, il entraperçut le bas de la plinthe de sa chambre, et reconnut les marques laissées par ses accoudoirs, à cet endroit d’où il observait toujours le jardin et où il se trouvait la veille au soir quand il se perdait dans la contemplation des nuages. Il battit quelques fois des paupières avant d’être en mesure de relever la tête. Dehors, la neige fondait et tombait des toits en grosses gouttes. Le bonhomme de neige subissait également les atteintes du soleil matinal, il brillait alors que son corps se transformait lentement en eau. Un des cailloux de son visage glissa. Venait-il de lui faire un clin d’œil ?

  • Oh, mon chéri, tu m’as fait peur.
  • Tout va bien, maman. Tout va bien aller. Et… Joyeux Noël, bien entendu !

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