Une petite mise en page #2

Jörgen avait trouvé une chouette image dans le grand livre. Et il écrivit fièrement et en grande hâte la nouvelle que Misia vous propose cette semaine.

Rien d’autre que cette image au départ d’une écriture modeste. Qui résonne dans la tête de Jörgen et de Misia.

Qui résonne en boucles blondes. Gravées sur le front de marbre de cette jeune fille. Aux yeux baissés, aux yeux absents, aux yeux gommés.

« Pavane pour une infante défunte ».

Il serait bon de réveiller l’enfant, et de lui dire de lever la tête, de lever les yeux et de regarder les oiseaux, les cimes des arbres, les étoiles. Et de lui dire qu’il sera bien temps de laisser les yeux fermés et clos lorsqu’elle sera vieille et desséchée. Point n’est venu ce temps encore.

Ouvre les yeux, mon enfant !

On l’appelait la petite princesse. Elle était mignonne disait-on. Comme on le lui répétait à longueur de journée, elle le crut. Et s’appelait elle-même la mignonne petite princesse.

On la levait le matin. On l’habillait de rose. On lui attachait son collier de perles. On lui donnait une tasse de chocolat et une grosse brioche. On l’asseyait. On lui donnait plus tard des mets succulents. Et on la promenait. On lui faisait la lecture. On lui donnait encore plus tard d’autres mets succulents. Et on la déshabillait. On la mettait au lit. Et on lui souhaitait une bonne nuit. Alors elle passait une bonne nuit.

Tout était bien étale. Bien propre. Bien mesuré.

Elle n’eut honte qu’une fois lorsqu’un torrent d’eau rouge coula sur ses bas blancs et tacha ses fins escarpins de satin. Depuis ce moment-là, elle avait toujours les yeux baissés vers le sol pour regarder si ça ne recommençait pas. Même si tous les mois, on lui mettait un gros cocon de mousse et de lin entre les jambes. Elle était méfiante. Elle gardait les yeux baissés.

On lui dit que maintenant, on allait l’appeler la petite reine. La mignonne petite reine. Et qu’on allait la marier.

Elle avait 15 ans.

On l’habilla de dentelle blanche. On remplaça le collier de perles par une parure de diamants. On lui dit d’ouvrir les jambes lorsque son mari entrerait dans la chambre et se coucherait sur elle dans le grand lit et soulèverait la dentelle.

Elle avait 16 ans et eut un enfant. Qu’on lui prit de suite pour ne pas la fatiguer. Et on lui offrit un chien miniature pour sa bonne conduite et son rôle exemplaire de mère.

Elle avait 17 ans et eut un deuxième enfant. Qu’on lui prit de suite pour ne pas la fatiguer. Et on lui offrit un poney miniature pour sa bonne conduite etc etc…

Son mari qui lui soulevait les dentelles lui demanda un jour si elle désirait quelque chose. Elle ne sut que répondre. Jamais personne ne lui avait enseigné la réponse à cette curieuse question. Elle ne répondit donc pas et attendit, les yeux baissés, qu’il soulevât la dentelle.

On lui chuchota dans l’oreille que son mari était infidèle et qu’il soulevait beaucoup d’autres dentelles. Mais là non plus elle ne sut que répondre. On ne lui avait jamais appris ce qu’il fallait répondre en pareil cas. D’ailleurs, cela ne lui parut pas être très important.

Elle avait 18 ans… Et 19… Et 20… Et sa chambre devint une sorte de zoo/volière. Les bestioles miniatures se promenaient tranquillement sur les tapis de soie et chiaient à qui mieux mieux sur les courtepointes de satin pourpre.

Son mari qui lui soulevait les dentelles lui demanda un jour si elle voulait qu’on emmenât volatiles et rampants et quatre pattes dans un autre endroit que sa chambre. Elle ne sut que répondre : jamais elle n’avait été confrontée à ce type de problème. Elle ne répondit pas et le mari ne souleva pas les dentelles. Il ne souleva plus les dentelles.

Au bout de 10 ans, et de 10 enfants, et de 10 volatiles/rampants/quatre pattes, elle tomba à terre.
On la coucha sur le grand lit, à même la couverture. C’était étrange et tout à fait inusité. Encore davantage lorsque le mari surgit et ne lui souleva pas les dentelles. Il lui prit la main et la regarda. Si elle avait levé les yeux, elle aurait vu qu’il avait un regard très brun, très sauvage, très lumineux. Et dit :

— Petite reine, tu m’as donné de beaux enfants et je te remercie. Certains n’ont pas vécu comme tu le sais peut-être. Mais il y en a assez pour assurer ma couronne et c’est l’essentiel. Les médecins m’ont averti que tu n’allais pas bien. Petite reine, y-a-il quelque chose qui te ferait plaisir ?

La petite reine qui n’était plus mignonne du tout, mais un rien obèse, et bouffie, et apathique, avait les yeux fermés et n’y comprenait goutte.

— Regarde-moi, ouvre les yeux !

La petite reine sentit que de l’eau, rouge sans doute, coulait d’elle. Et que sur les flots de cette eau, rouge sans doute, voguait quelque chose qui ressemblait à elle et qui fichait le camp, qui allait vers les brumes du Nord et se perdaient dans les nuages.

— Petite reine, dis-moi, j’exige. Que veux-tu ?

Et, pour une fois – une ultime fois – elle souleva les paupières et le mari fut subjugué par l’immensité de ses yeux d’une clarté et d’un vide absolu, l’immensité de ses yeux qui traversait tout le corps de la petite reine et se perdait dans les nuages et les brumes du Nord.

Et, de toutes ses forces, pour la première fois en 10 ans, elle cria – en fait elle chuchota :

— Je ne veux pas vivre.

Et elle mourut. Et on lui ferma les yeux.

Jörgen trouva que son histoire était très cuculpraline. Et se dit qu’il allait immédiatement détruire cette histoire vraiment navrante. Il découpa l’image qui était dans le grand livre. Puis plia, déplia, aplatit les côtés, retourna, replia encore. Puis il approcha son briquet et enflamma le tout. Et cela fit une grosse fumée.

— Jörgen, je t’ai déjà dit qu’on n’allumait jamais un barbecue à l’intérieur d’une histoire. Ça fait mal aux yeux et ça noircit les pages.

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