Il y a quinze jours, la ponctuation battait des ailes et jouait à saute-moutons dans les collines, histoire qu’on ne puisse pas la rattraper. Elle s’était bien carapatée.
La semaine dernière, Jörgen trouait la feuille de papier portant paysage bucolique.
Aujourd’hui c’est pire. Ce sont les mots qui font n’importe quoi. Et encore, dans l’histoire que Misia vous propose, on reste gentillet, enfantin, mignon à croquer. Pas grave. Une sorte d’escarmouche sans gravité. Finalement un jeu d’enfant.Mais la valeur du mot hante Misia. Choisir le bon mot. Ne pas confondre tel ou tel terme. Savoir l’identifier au premier coup d’œil et l’appliquer d’un coup sûr, sans hésitation. Puis en prendre un autre, le soumettre au même traitement, jeter un œil sur celui d’avant pour vérifier s’il est bien planté et s’il n’a pas fait de bêtise lorsqu’on s’occupait de son camarade. Assurer l’ensemble. Le conforter. Lui mettre attelle et tuteur. Puis s’en désintéresser au profit d’autres choses/d’autres mots. Peut-être même les oublier.
Je livre à votre perspicacité ces quelques lignes extraites de l’Homme de neige de David Albahari : « … si les mots peuvent être comparés à quelque chose, c’est bien aux flocons de neige, parce que comme ceux-ci, ils se maintiennent un certain temps, mais finissent toujours par fondre, par disparaître. » C’est ainsi que parle, dans ce roman magnifique, la fille aux longs cheveux blonds.
C’est ainsi que Té/Dé s’effacera un jour parce que la petite fille toute brunette aura grandi. Qu’elle ne se rappellera même plus cette histoire et que les mots auront alors pour elle des saveurs bien différentes.
Dès qu’elle sera rentrée de l’école, la petite fille questionnera Simon, son grand frère. Parce que maîtresse lui a dit : « Perds pas de temps. » Elle, elle veut bien pas le perdre. Et le ranger. Comme ça maîtresse serait contente. Mais elle ne sait pas ce que c’est et où il est. Comment faire attention à quelque chose qu’elle sait pas ce que c’est et où c’est ?
Donc : « Dis, Simon, c’est quoi le temps ? » « Euh » il a répondu Simon… Et puis interruption. Depuis la cuisine, la voix de maman affairée : « Tu peux mettre la table, Simon. Ça me gagnera du temps ». Simon s‘est esquivé. Bruit d’assiettes.
Pendant le repas, entre les frites et la salade : « Tu peux prendre ton temps, Simon. Tu es en avance ». La petite fille trouve que maman en rajoute ! Est-ce pour l’embêter ?
Sur le pot. La porte est restée ouverte : « Le temps presse, il faut que tu prennes ta décision, on ne peut pas rester dans cette incertitude » crie maman à papa. Dans la cuisine. Sur fond de ron-ron du lave-vaisselle. Pauvre papa, maman elle l’embête aussi avec le temps.
En tout cas, le temps est une chose que moi je ne dois pas perdre. Que maman va gagner et que Simon a le droit de prendre. Une chose qui presse fort. Une chose mystérieuse…
À moins que la petite fille ait mal compris. Temps ou… dent. Après tout ! C’est un t avec son bras minuscule qui part à droite ou un d avec son gros bidon (elle n’arrivait pas à comprendre que ce n’était pas un bidon mais un bedon, un bidon est tout rond avec des choses dedans qui font glou-glou et le bedon c’est tout pareil, donc un bidon est un bedon) ?
Examinons : perdre son dent. Ça c’est bizarre. La petite fille n’avait pas encore étudié les articles à l’école. Pas en profondeur en tout cas mais elle savait tout de même qu’un la n’est pas un le et vice versa ! Maîtresse aurait donc dû dire (3 bidons à la suite !) : perds pas ta dent… À moins que la petite fille ait vraiment, mais vraiment, mal compris. Parce qu’après ça marche : gagner du temps, c’est-à-dire bien ranger les dents croquignolettes dans la boîte à souris, boîte à souris étant un porte-bonheur. Maman, comme ça, elle sera heureuse. Et Simon prendra la boîte à souris dans sa poche cet après-midi pour aller jouer au foot. Et sûr de sûr qu’il gagnera.
Mais bon… la petite fille n’était pas très sûre d’elle. C’était bizarre et encore plus pour une dent qui pressait. Maman aurait ajouté : « Ton histoire elle ne tient pas debout. Elle n’a ni queue ni tête ! » Ah bon, parce que les histoires c’est comme les pommiers qui tombent par terre et les chats pas entiers ?
Idée ! Si, si, les dents ça presse. Ce qu’on a dans la bouche. Tout écrabouillé ensuite. « Mâche bien » qu’elle dit maman, c’est-à-dire fais de la purée sinon « Tu auras mal à l’estomac ».
Récapitulatif : pas temps – mais dent – le, la, on s’en moque – presse les bonnes choses à manger pour qu’on soit pas malade – tombe comme une histoire qui ne tient pas debout/ sans queue ni tête – rangée dans la boîte à souris comme porte-bonheur pour maman et Simon –porte-bonheur à protéger – petite fille nommée gardienne du Trésor par la maîtresse aux cheveux d’or.
Secrètement… Ouverture du tiroir à secrets. Ouverture de la boîte à souris. Calcul du nombre de dents. Fermeture de la boîte à souris. Fermeture du tiroir à secrets. Rien ne peut s’égarer. La petite fille a l’œil. Tous les soirs, elle ouvrira, comptera et refermera. Maîtresse peut être tranquille.
Simon est parti trop vite. Il n’a pas pris son dent. Il va perdre !
C’est le soir. Simon est revenu, très en colère. La petite fille n’a rien dit, n’a pas parlé. Papa boude aussi et maman est partie à la gymnastique. « Il y a de l’orage dans l’air » dirait papi.
À l’école, le lendemain, la petite fille regarde une mouche se nettoyer les bajoues : « Et ça recommence, tu perds encore ton temps ! » gronde maîtresse.
La petite fille outrée. « Ah non, maîtresse, ça c’est pas possible ! Le dent, il est dans la boite à souris et je l’ai fermée à clé. »